"POURQUOI TIMBUKTU"
ABDERAHMANE SISSAKO, CINÉASTE
À Dakar pour la première de sa dernière réalisation "Timbuktu", Abderahmane sissako a fait face à la presse sénégalaise vendredi avant la projection. Cette dernière s'est faite à guichets fermés même si elle a été déplacée au théâtre de verdure de l'institut culturel Léopold Sédar Senghor. Sept fois primé aux César, "Timbuktu" n'en demeure pas moins un film à polémique. Devant les journalistes, M. Sissako est revenu sur les conditions difficiles du tournage, le contenu du film, son passage au Fespaco, etc.
Cela vous fait quoi de voir votre film projeté à guichets fermés à Dakar comme cela a été d'ailleurs le cas à Ouagadougou lors du Fespaco ?
Un film est fait pour être vu. Une fois que c'est vu, cela touche celui qui l'a fait. Quel que soit le nombre de gens qui voit le film, un regard peut être multiplié par 100 ou 1000 même si c'est une seule personne qui regarde le film. Ce n'est pas le nombre qui est fondamentalement important mais c'est la rencontre avec le public. Malheureusement, nous faisons des films qui sont peu vus chez nous parce que la filière salle de cinéma n'existe pas. Ce qui s'est passé à Ouaga autour du film est quelque chose qui m'a beaucoup touché. Le public ouagalais est cinéphile. Ce n'est pas que mon film. Il courait aussi voir d'autres films. Le film était assez médiatisé. Cela a créé un certain intérêt. Je trouve ça formidable. Que cet intérêt existe ici à Dakar, cela veut dire qu'on peut faire des films en racontant nous-mêmes nos réalités, nos forces, nos faiblesses. Le cinéma, c'est ça. L'art en général, c'est ça. La projection de ce soir (ndlr : l'entretien a eu lieu vendredi dernier) revêt un caractère particulièrement important. Parce que le film est rarement vu en Afrique. A chaque fois qu'il y a une opportunité de le faire, j'en suis ravi parce que c'est très important pour moi.
Quand est-ce que vous avez pris la décision de faire ce film et comment s'est passé le tournage ?
La décision de faire ce film a été prise très vite. Vous savez que Tombouctou a été prise en 2012. C'est après l'occupation que l'idée de faire le film m'est venue. L'écriture du scénario, la recherche de financement ont suivi et ce n'était pas si évident que cela. Cette projection a une symbolique très importante. S'il y a quelqu'un qui a porté le film, c'est bien mon premier assistant, Demba Dièye. Sans lui, je pense très sincèrement que je n'aurais pas fait ce film. Nous étions à Tombouctou pour préparer le film. Nous étions prêts à tourner là-bas de façon naïve peut-être. Lorsque Demba se rendait à Tombouctou avec d'autres personnes, il y a eu un attentat suicide. Et cela a remis en question le fait de vouloir tourner sur place. J'avais mon plan B. je me disais que si cela ne pouvait pas se faire à Tombouctou, on allait tourner à Oualata qui est sa ville jumelle.
Le film, ce n'est pas sur Tombouctou. C'est avec cette rapidité, cette compétence que nous sommes partis en Mauritanie pour faire des repérages ensemble. Nous avons tourné difficilement. Tout tournage est difficile quand même. Mais c'était dans des conditions pas évidentes à cause du sujet. On était dans une zone de tension, le Sahel. J'avais besoin que l'Etat mauritanien s'engage à soutenir le film. Un engagement qu'on a eu et qui a rendu possible le film. Il y avait beaucoup d'étrangers sur le tournage. Il y avait des Sénégalais, des Burkinabés, des Maliens, des Tunisiens, un Algérien, une Belge, douze Français. Il fallait une décision réelle d'assurer la sécurité. Cela a été possible grâce au soutien de l'Etat mauritanien. Le scénario est clair, il défend des valeurs. Quand ces valeurs sont partagées par des gens, que cela soit l'Etat ou les techniciens qui se mettent en danger. Moi je trouve que beaucoup de gens ont été très courageux d'accepter, surtout les Européens, de venir en Mauritanie et de tourner pendant six semaines.
Timbuktu a failli ne pas passer au Fespaco à cause du sujet traité. Le jihadisme est sensible et les attentats terroristes sont devenus presque quotidiens. Avez-vous peur pour votre vie ?
Pour ce qui s'est passé à Ouaga, moi-même je n'ai toujours pas compris. Pour moi, cela aurait été une grande frustration. Lorsqu'un continent attend un film et qu'il ne l'a pas vu, c'est décevant. Le Fespaco est la plus grande rencontre du cinéma pour nous. Alors, ce serait comme priver tout un continent de ça. On s'est battu pour que ça passe. On saura plus tard peut-être ce qui s'est passé. Pour ma sécurité, je n'ai pas peur. Ce n'est pas moi qui suis dangereux. Mais il faut être vigilant. Ce qui s'est passé la semaine passée à Tunis, c'est l'horreur et ce n'est pas à cause du film. On a tué des gens qui étaient venus voir ce qu'il y avait de plus beau à Tunis, les valeurs artistiques de ce pays. Quand des gens viennent comme ça tuer d'autres gens, c'est parce qu'ils ne sont pas bien, donc il faut être vigilant. Evidemment, je fais attention.
Comment avez-vous vécu la polémique qui a suivi le sacre de Timbuktu aux César ?
Quelle polémique ! Les gens ont écrit des choses, je ne vous le cache pas. Ce que je trouve peut-être dommage. Car le film est une bonne chose pour le continent. L'Afrique brille avec ce film.
Pensez-vous qu'il est possible pour les Africains de faire des films sans fonds étrangers ?
Oui, je pense que c'est possible. Il faut changer peut-être de politique de façon générale. Je ne crois pas que cela concerne seulement le cinéma. De façon générale l'Afrique doit créer de nouvelles dynamiques dans d'autres domaines pour ne pas être "assistée" en permanence. Chaque cinématographie doit et peut se développer de l'intérieur. C'est vrai qu'il y a peu de structures en Afrique et peu de formations donc, c'est plus difficile. Mais on voit qu'il y a une dynamique intéressante pour le documentaire. On voit aussi de plus en plus de jeunes filles qui sont dans les documentaires parce que c'est moins coûteux et plus de liberté je dirais. Mais il faut nécessairement une vision politique de nos Etats. Ce qui est rare ou n'existe pratiquement pas. Ça traîne. Aucune cinématographie ne se développera avec l'aide extérieure. Je crois qu'il y a des films qui se font, mais c'est difficile. Et quand on sait qu'il y a un ministère de la Culture dans ces pays, c'est un problème. Comme disait le cinéaste Burkinabé Pierre Yaméogo, la société du cinéma africain ne marche pas comme le dispensaire ne marche pas non plus. Je crois que cette comparaison est intéressante.
Pensez-vous que Timbuktu est le meilleur de vos films ?
Le succès du film, ce sont des choses qui arrivent. Moi je ne suis pas quelqu'un de prolifique. Il y a plusieurs années entre mes différents films. Parce qu'aussi j'aborde ce métier avec un sentiment de responsabilité en considérant que le cinéma est très important pour un pays, un continent. Quand on a les moyens de faire des films ou la confiance des bailleurs, on peut faire un film. Mais pour moi, un film, c'est une réflexion sérieuse. Donc, je ne dirais pas que je ne peux pas raconter n'importe quoi, parce que le cinéma est magnifique dans sa diversité. Ce n'est pas dans ma nature de raconter des choses un peu légères ou autre chose. Je dirais juste que ces films-là, je vais les voir au cinéma. Je ne les fais pas.
La musique du film a elle aussi été très bien appréciée. Quels sont en général vos rapports avec la musique ?
Je crois que c'est la première fois que j'ai travaillé avec un compositeur de musique. J'y ai pensé tout de suite parce que, pour ceux qui ont déjà vu Timbuktu, il traite de trois sujets principalement. J'ai parlé des interdits pendant l'occupation des djihadistes. Et parmi ces interdits il y a la musique et le football. J'ai parlé du rapport avec la femme, le regard sur la femme. Et je voulais parler de justice. La question de l'absence ou non de la musique, j'ai beaucoup réfléchi sur ce sujet, et je me suis dit cette fois-ci, j'aimerais travailler avec un compositeur. Ma monteuse qui est une Franco-tunisienne m'a parlé d'un jeune compositeur tunisien qui est talentueux. Il me l'a présenté et nous avons travaillé. C'était une belle expérience parce que c'était comme si j'allais à l'école. Je parlais de musique ouverte. Mais je voulais faire en sorte que les instruments africains puissent exister. Il y a eu une écriture corrigée parfois. On a travaillé beaucoup sur ça. Le compositeur allait très vite dans le principe des maquettes. La séquence du football a été une séquence travaillée avec la musique parce que je voulais donner une dimension à cela. Aussi, dans le film je voulais montrer que ceux qui font ça n'habitaient pas ici. Que ce jihad était importé.
Pensez-vous que le sacre de Timbuktu est une ouverture pour la reconnaissance du cinéma mauritanien ?
Je pense qu'un succès entraîne toujours un désir chez les jeunes. Je me dis que ce n'est pas impossible et je l'espère aussi. Mais cela n'est pas suffisant, il faut une politique réelle. Cela n'existe pas donc ça va être difficile. Il y a un projet important qui est la création d'une industrie du cinéma, multimédias avec une dimension sous régionale. Cela permettra de former des jeunes.
Qu'est-ce qui voue lie à Dakar, la capitale sénégalaise ?
Moi, je viens à Dakar sans film déjà. C'est une ville que j'ai souvent traversée quand j'habitais au Mali. Pour aller en Mauritanie, je passais par le Sénégal. A chaque fois que je suis là, je suis content. Mais il y avait une volonté de l'institut français de montrer ce film. Pour moi, c'était important que des projections de ce film se fassent en Afrique. C'est dommage qu'on n'ait ici que deux ou trois projections parce que les droits n'ont pas été acquis de la part du distributeur ou de l'exploitant. Mais déjà, je trouve que c'est bien. Je suis très content que mon film rencontre un public. Il appartient au public. Et lorsque ce dernier s'approprie un film, il se passe quelque chose ce jour-là. Parce qu'on fait un film en ayant le sentiment d'avoir dit quelque chose mais sans jamais savoir s'il sera accueilli. Je suis content que mon film soit vu ici.