UN GÉANT TIRE SA RÉVÉRENCE
Père fondateur et Premier ministre de Singapour pendant 31 ans, Lee Kwan Yu aura transformé son pays en puissance économique. Le gérant comme une entreprise privée avec comme moteurs la responsabilité et la culture du résultat pour tous

Pluie de témoignages. L’architecte du miracle économique de Singapour, Lee Kwan Yu, s’est éteint laissant derrière lui un peuple orphelin mais des plus prospères. En une génération, Singapour est devenue l’une des économies les plus florissantes du monde.
Lee Kwan Yu fut un géant aussi bien de la politique que de l’économie asiatique, un stratège hors pair «possédant à la fois des valeurs orientales et une vision internationale». Il transforma ce petit territoire de 800 kilomètres carrés, pour cinq millions d'habitants, en une véritable puissance économique.
Père fondateur et Premier ministre de Singapour (1959-2011), il aura dirigé son pays d’une main de fer pendant 31 ans, sans interruption. Veillant minutieusement à la préservation et à la valorisation des «valeurs asiatiques» fondées sur l’ancrage de l’individu dans le culte filial et familial, en opposition aux principes occidentaux jugés liberticides, individualistes et dilettantes.
Il bâtit la transformation spectaculaire de son territoire sur les principes du travail bien fait, de la discipline, de l’effort, de l’épargne, du bien-être commun et surtout du savoir et de la loyauté familiale. Il s’attelle tout d’abord à cimenter une société hétéroclite composée d’immigrants chinois, malais, et indiens, autour de ces valeurs fortes et du partage.
En l’espace de trois décennies, Lee Kwan Yu aura transformé ce petit comptoir britannique en géant économique. Le pays est géré comme une entreprise privée avec comme moteurs la responsabilité et la culture du résultat pour tous.
Conscient très vite que Singapour ne dispose d’autre atout que sa localisation, il le transforme en centre logistique et de production. L'archipel deviendra une incontournable plateforme régionale, financière et touristique, réputée tant pour ses hautes technologies que pour son inventivité dans le secteur de la santé. Parcs industriels et ceinture verte se développent. L’île-Etat deviendra le 1er producteur de disques durs en plus des services. La clé de cette réussite réside avant tout dans le choix d’un «pragmatisme décomplexé» et d’un rejet total des idéologies.
Singapour, une référence ? Il n’y a pas de doute. Les chiffres sont on ne peut plus éloquents : avec un climat des affaires des plus favorables au monde, il occupe sans interruption la première place au classement Doing Business depuis 2004.
L’île se hisse à la place enviable de la plus importante richesse individuelle d'Asie, la 8ème mondiale à égalité avec la Suisse et les Etats-Unis, et devant l'Allemagne ou le Japon.
En quarante ans le revenu par tête est multiplié par 100, passant de 512 dollars à 56.000 dollars par habitant ! Le taux de chômage n’atteint pas 2% et 90% des Singapouriens sont propriétaires de leur logement.
Vision, rigueur et développement endogène, accompagné de partenariats hautement stratégiques, sont la marque de fabrique de Lee Kwan Yu, qui transformera son pays en un «tigre asiatique», misant sur la qualité de l’éducation et la formation d’une administration composée de professionnels de haut niveau. L’anglais y est obligatoire tandis que la corruption est totalement endiguée, notamment grâce à un système généreux de rémunérations des fonctionnaires, meilleur bouclier, selon lui, contre les pots-de-vin, la «kleptocratie» et la gabegie. Ce qui vaut à Singapour d’occuper la place enviable de 7ème au classement mondial selon Transparency International.
Lee Kwan Yu transforme le pays en un hub de l’enseignement supérieur de qualité ; l’université de Singapour figure dans le top 10 mondial. Les grandes universités occidentales se bousculent pour y délocaliser des campus.
La grande force de Lee Kwan Yu réside dans sa capacité à anticiper les évènements et à créer et saisir les opportunités en se positionnant très tôt sur des secteurs prometteurs. Il réussira la prouesse de bâtir une proximité aussi bien avec les États-Unis qu’avec la Chine dont il avait prédit le décollage économique. Le modèle de développement de Singapour sera en effet la principale source d’inspiration et d’émulation de Deng Xiao Ping, l’artisan du miracle économique de la Chine à partir des années 80.
«Nous décidons de ce qui est bien, sans s’occuper de ce que les gens pensent.» Cette maxime résume la pensée philosophique et politique de Lee Kuan Yew, qui lui vaudra le sobriquet de «despote éclairé». Pour lui, contrôle des libertés et développement économique étaient intimement liés. La discipline et l’ordre sont cultivés et incarnés par un ensemble de lois qui régentent les comportements, limitant «au besoin» les libertés individuelles.
Les interdits sont précis et nombreux : mentir, cracher, mâcher de la gomme, jeter des ordures, uriner dans la rue, critiquer les religions... sont des écarts passibles de lourdes amendes, voire de peines d’emprisonnement. La presse est également étroitement surveillée.
Malgré ces contraintes, interdits et restrictions, les Singapouriens dans leur très grande majorité approuvent leur gouvernement depuis plus d’un demi-siècle.
Pour Lee Kuan Yew, un peuple prospère ne se révolte pas. À sa mort, ils sont en effet plusieurs milliers d’inconsolables à faire la queue pendant des heures pour se recueillir sur son cercueil et lui rendre un dernier hommage.
Le modèle singapourien peut-il s’essouffler ? Certainement. Il piétinerait, selon des observateurs. Le taux de croissance, certes honorable, valse autour de 3-4% cette année bien loin de ceux à deux chiffres des décennies passées. Les inégalités qui se creusent et la population vieillissante sont des défis sérieux pour le futur.
L’opposition a récolté 40% des suffrages aux élections de 2011, un score historique qui témoigne des aspirations d’une partie de la société à une gouvernance politique moins dirigiste et moins paternaliste. Une alternance devient donc envisageable et menace le Parti au pouvoir qui règne sans interruption depuis plus de 50 ans.
La démocratie contrôlée, même dans un environnement prospère, connait des limites. Des nations de la région comme Taïwan, la Corée du Sud ou encore l’Indonésie démontrent que démocratie et développement économique sont tout à fait compatibles.
On ne peut non plus passer sous silence le «syndrome dynastique» : c’est le fils de Lee Kuan Yew- certes réputé très compétent- qui succède à son père en 2004 et l’épouse de ce dernier qui gère le Temasek, puissant fonds souverain national de plus de deux milliards dollars d’actifs.
Une nouvelle ère s’ouvre pour le régime actuel à Singapour, tenu de s’adapter à un nouveau monde sans frontières, sous l’emprise des réseaux sociaux, un monde pour lequel les principes de liberté et de démocratie ne sont plus négociables.
Le champion Lee Kwan Yu quant à lui peut reposer en paix après une mission exceptionnellement bien accomplie et un riche héritage, source d’inspiration pour tous les leaders animés de volonté de transformation de leur société. Au soir de sa vie il affirmait sans aucun regret «avoir tout donné à son pays» et certainement rien à sa vie personnelle.