L’ART EST LE CORDON OMBILICAL ENTRE LES PEUPLES
Petit par la taille, mais grand par l’esprit, Kalidou Kassé est un artiste plasticien chevronné, commissaire du marché de l’art de la 14e Biennale de Dakar.
Il est un grand maître de l’art, très respecté par ses pairs. Il est même surnommé le « Pinceau du Sahel ». Petit par la taille, mais grand par l’esprit, Kalidou Kassé est un artiste plasticien chevronné, commissaire du marché de l’art de la 14e Biennale de Dakar. Cet événement marque cette année le 30e anniversaire de ce rendez-vous artistique. En prélude à cette Biennale, prévue du 19 mai au 21 juin, nous sommes allés à sa rencontre pour lever un coin du voile sur les préparatifs de ce Dak’Art. Trouvé dans son atelier, au milieu de ses tableaux, sa tenue noire tachetée affiche une palette de couleurs, il arbore un visage serein. Visiblement, il est dans son élément. Il revient dans cet entretien sur les avantages de cette manifestation culturelle. Et surtout sur l’importance de l’art dans le monde actuel.
Après 2 ans de Covid-19, que peut-on dire de la Biennale 2022 ?
Je pense que la biennale est sortie renforcée de cette Covid-19. En 2020, les artistes étaient déjà prêts. Nous avions travaillé en termes de comité d’orientation. Les artistes avaient véritablement déposé des dossiers assez solides. Nous étions partis pour dérouler la biennale malheureusement, la pandémie est arrivée. Cela a même quelque chose de positif parce que nous en avons profité pour réinventer, reprendre des choses et peaufiner ce qu’on avait déjà fait en termes de programme et d’offre artistique. Et aujourd’hui, je peux dire que les artistes sont déjà dans de très bonnes dispositions avec des offres intéressantes. Sur le plan organisationnel, nous avons réorienté certaines choses pour arriver à un résultat beaucoup plus satisfaisant par rapport à la dernière biennale. La biennale se tient tous les deux ans. 30 ans de biennale, c’est une période de maturité pour voir ce que cet événement nous a offert depuis lors, les retombées positives en termes de plus-value et en termes d’offre accessible et de capacité de nos artistes créateurs.
Dakar présente-t-elle des atouts pour accueillir cet événement ?
Dakar présente des atouts extrêmement intéressants. Dakar est devenu un carrefour international d’art. Cette biennale est la quatrième du genre reconnue au monde entier et, depuis lors, tous les projecteurs sont braqués sur Dakar.
Avez-vous déjà reçu des demandes d’artistes qui souhaitent prendre part à la biennale ?
Absolument ! Tout le monde est impatient d’arriver. Nous sommes en train de nous préparer. Nous avons des appels émanant de partout dans le monde. Des collègues artistes nous appellent pour nous faire part de leur désir de participer à cette biennale. Cela montre que nous avons grandi en maturité, en partenariat. Car, il faut savoir que l’art est le cordon ombilical entre les peuples. C’est ce qui nous unit et nous réunit autour de l’essentiel. L’art, c’est aussi la découverte de la vérité. Ce sont les échanges, le partage, la générosité. La biennale a su donner beaucoup de formation aux artistes qui ont été sélectionnés ici et là. D’autres artistes ont été accompagnés dans le cadre de leur projet pour être en mesure de dialoguer avec le monde.
Sur le plan économique qu’est-ce que la biennale a apporté au Sénégal ?
La biennale a énormément apporté au Sénégal. Elle arrive avec ses contingences sur le plan économique. Les hôtes que nous recevons achètent dans les boutiques, dans les marchés. Ils logent dans les hôtels et prennent nos moyens de transport. Même nos mamans qui vendent la cacahuète en tirent profit. Tout cela rentre dans la plus-value sénégalaise et doit être évalué et réévalué. Et si nous en sommes à ce stade, c’est grâce à l’entregent de Marieme Ba, la Secrétaire générale de la biennale qui a su, depuis deux éditions, positionner la biennale sur la ligne de crête pour permettre au monde entier de s’identifier à cet événement. Aujourd’hui cela sera plus renforcé avec cette biennale. Nous sommes contents des réalisations qui sont en train d’être posées sur Dakar et dans différents sites. Que ce soit le « in » ou le « off », nous avons des œuvres de hautes factures. Il faut dire que l’Etat du Sénégal a soutenu la biennale en augmentant la mise. C’est le lieu de faire aussi un appel aux sociétés, aux entreprises, aux mécènes pour soutenir davantage la biennale et ainsi atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés. C’est une biennale dakaroise, sénégalaise, ensuite africaine et mondiale.
Quels sont les lieux qui vont abriter les expositions ?
Il y a beaucoup d’espaces. L’ancien Palais de justice abrite l’exposition internationale. Le Musée des civilisations noires va accueillir l’exposition des salons nationaux et des rencontres scientifiques. Le Monument de la Renaissance africaine va recevoir le Marché des arts international de Dakar (Miad). Nous avons aussi d’autres sites qui sont en « off », situés dans la région de Dakar et jusque dans les régions. Aujourd’hui, la biennale est allée vers la diaspora.
Parlez-nous du marché de l’art dont vous êtes le commissaire ?
Le marché de l’art était une initiative que j’avais tentée en 2016 sur le plan local. C’était pour voir quelle était la place de ce marché de l’art dans le cadre de la biennale. En 2018, je ne l’ai pas refait. Je l’ai lancé en 2022 sur le plan international, notamment dans le cadre de « in » de la biennale. Nous avons eu des retours extrêmement positifs. Aujourd’hui, nous attendons des artistes qui viennent de Los Angeles, de la Jamaïque, de New York, de Washington, du Ghana, du Maroc, de Nice, de Paris, etc. Ces artistes, une trentaine, vont se retrouver au Monument de la Renaissance africaine pour dialoguer, échanger, partager nos expériences. A l’époque, la biennale faisait la rencontre professionnelle et scientifique dans un seul cadre. Mais pour cette édition, nous avons dissocié les rencontres professionnelles de la rencontre scientifique. Nous allons, dans les panels, nous interroger sur les droits et les devoirs des artistes. Car, nous produisons des vidéos, des images, des pensées que nous partageons avec le monde. C’est pourquoi nous avons invité l’Ompi, l’Unesco, la Sodav, l’Adgpad, qui reçoivent mes droits depuis la France par rapport à mes œuvres qui sont montrées dans le monde.
Pouvez-vous revenir sur la naissance de la biennale ?
Tout au début, c’était la biennale des Arts et des Lettres, organisée par les écrivains. J’ai eu la chance et l’honneur de participer à cette première biennale à la Place de l’Obélisque avec mon ami Pollan. Mais une idée qui naît, grandit et se professionnalise. La Place de l’Obélisque est mythique mais, nous avons pensé que dans les normes internationales, il fallait que cette biennale puisse épouser toutes ces formes qui, aujourd’hui, appellent à une professionnalisation du secteur. C’est pourquoi nous avons investi d’autres espaces. Tout cela est une fusion qui nous rappelle « I ndafa », le thème de la biennale. C’est pour cela, j’en profite pour dire à la population sénégalaise de cesser d’acheter de l’or et d’acheter une œuvre d’art qui est pure.
Quel a été le déclic de la biennale et qui l’avait porté ?
Le déclic, ce sont les écrivains et les cinéastes qui étaient à l’origine de cette biennale. On peut citer Amadou Lamine Sall, Mamadou Diop Traoré, Alioune Badara Beye, Cheikh Ngaido Ba. Bref, des hommes très puissants qui ont su mener de main de maître cette première biennale qui a été récupérée par les jeunes et qui continuent aujourd’hui de poser des jalons.
Cela fait au moins trois éditions successives qu’un Sénégalais n’a pas remporté le Grand prix. Cela ne signifie-t-il pas que le reste de l’Afrique est en avance sur le Sénégal ?
L’art est une démocratie absolue, la créativité transcende les frontières. En plus, c’est un jury international qui délibère. Ses membres sont les seuls habilités à dire le vainqueur du Grand prix. Et, ce n’est que mieux parce qu’on ne peut pas toujours organiser et remporter le Grand prix. C’est important de montrer la vitalité de la gouvernance culturelle dans le monde. Ce sont des jurys assez alertes pour comprendre les créations proposées par les artistes en termes de projet de société. Maintenant, les anglophones ont beaucoup d’avance. Ils ont compris très tôt les enjeux de cette création contemporaine. Mais au-delà, il y a l’aspect de la maîtrise des technologies qui a été d’un apport important par rapport à ce Covid. C’est maintenant que les artistes africains ont compris que c’était le meilleur moyen de poser le pied sur l’accélérateur pour montrer leur créativité à travers le numérique. C’est là que Pierre Taugourdo a bien apprécié cette période de Covid pour que les Africains prennent conscience que les galeries à cette époque-là ont beaucoup fait de propositions dans le net.
Justement des artistes proposent une manifestation d’envergure entre deux biennales, qu’en pensez-vous ?
Je pense que la création est libre. C’est important s’il y a des propositions intéressantes et c’est bien si ce sont des artistes qui le font. Je ne vois pas de mal à cela, parce que la création doit être dynamique et continue. A mon niveau, je suis en perpétuel changement.
Vous faites partie de la Commission d’orientation de la biennale. En quoi consiste ce travail ?
C’est un travail fastidieux, intéressant et passionnant. Ce comité permet de donner la politique à définir pour orienter la réussite de cette biennale. A partir de ce moment, on voit tous les projets et on se focalise pour aider tel secteur à réussir son projet. Aujourd’hui, nous avons le professeur El Malick Ndiaye, Directeur artistique qui fait énormément de propositions intéressantes.
La 14e biennale coïncide avec les 30 ans de cet rendez-vous. Que faudrait-il faire pour améliorer l’événement ?
L’amélioration se fait tout naturellement. Aujourd’hui, quand on se souvient de la biennale de 90, on sent qu’il y a beaucoup d’amélioration concernant les propositions d’offres, d’organisation. On sent que l’autorité est derrière et cela est encourageant.
Parlez-nous maintenant des Sénégalais et de l’Art. Est-ce qu’il est de notre culture d’acheter un tableau d’art à des centaines de millions ?
C’est l’objet d’ailleurs de ce marché. Car depuis fort longtemps, quand j’étais tout jeune artiste, on nous disait que quand vous faites une exposition, il faut garder la liste des prix à côté. Mais la plupart du temps, il y a un changement de paradigme. Aujourd’hui, quand vous dites à une personne classique normale, un père de famille que vous avez acheté un tableau à plus de 5 millions FCFA, il va le trouver ahurissant. Alors qu’ils ne savent pas que le tableau est une valeur refuge. Ce n’est pas comme l’or qui subit des fluctuations. Le travail, c’est nous les artistes, les promoteurs d’art, l’amateur d’art, les critiques d’art, les gestionnaires… Il faut construire cette architecture. Nous devons faire rentrer dans la mentalité des Sénégalais que l’art est un corps de métier et cela nous renvoie au statut de l’artiste qui est en train d’avancer mais très lentement. Je souhaiterais qu’il y ait beaucoup plus de diligence pour permettre d’asseoir ce projet et de passer à une autre étape. On parle de la loi du 1% depuis plusieurs années, de la loi sur le mécénat, mais on n’arrive pas encore à asseoir cela. Tous les ministères qui sont arrivés, ont fait des efforts pour gérer cette situation, mais il nous faut encore beaucoup d’énergie pour que ces artistes puissent se retrouver dans ce qui est en train de se faire.
Souvent on vous reproche la cherté des tableaux.
La dernière fois quelqu’un est venu me voir pour me demander si ce qu’il a vu sur les cartels est le prix réel des tableaux. Il y avait des tableaux de 6, 5 millions, de 9, 5 millions, une toile de 40 millions FCFA. C’est un travail de dur labeur pour en arriver là. Il faut croire en soi, croire à sa création et dire que chaque œuvre d’art est destinée à une personne.
Alors qui sont vos potentiels clients ?
Nous avons beaucoup de clients d’ici et d’ailleurs. Nous avons des Sénégalais qui investissent dans les œuvres d’art. Ils ne sont pas nombreux. C’est un petit groupe qui achète des œuvres quel que soit le prix. Je vous donne un exemple : il n’y a pas longtemps, une autorité étrangère est venue au Sénégal pour chercher une œuvre de Pape Ibra Tall, quel que soit le prix.
Que pensez-vous de certains Sénégalais qui pensent que l’art doit être gratuit ?
Je pense que c’est un processus en construction, l’art doit être gratuit. Effectivement, j’ai eu beaucoup de personnes qui m’ont interpellé en me disant, M. Kassé, offrez-moi un tableau. Mais je sais ce que je fais. Je sais l’importance de ce que j’ai. Je sais la valeur de ma création. Les tableaux ne sont pas à donner. Je peux offrir parce que j’ai envie de donner. Mais, il faut savoir dire non quand il le faut. C’est pourquoi j’ai toujours dit qu’il faut le Bac art plastique. Il faut associer les artistes dans l’élaboration des curricula du système éducatif. Et un artiste doit se documenter, comprendre les enjeux sociaux économiques et culturels de ce monde pour pouvoir exister. J’invite les jeunes à aller apprendre. La guerre entre artistes a plombé la création artistique. Senghor, en tant qu’arbitre, regardait faire. Quand Iba Ndiaye en a eu marre, il est parti s’installer en France. Ibra Tall, quant à lui, est allé créer l’Ecole des beaux-arts avec une esthétique africaine. C’est ainsi que Senghor avait dit qu’il nous faut un art nouveau pour une nation nouvelle.
Mais est-ce qu’on en est arrivé là en termes de vision ?
Un art pur, une nouvelle nation, nous n’en sommes pas encore arrivés-là. Maintenant, est-ce qu’on doit faire un art pour nous-mêmes ? Je ne peux pas prétendre dire que je vais faire de l’académisme. Car je ne peux pas amener des femmes ici, nues, pour les dessiner, alors que cela se fait en Europe. Voilà le choix culturel et tout cela maintenant, il faut le réinventer par rapport à nos véritables réalités, nos us et nos coutumes. Car, on ne peut pas prétendre faire de l’art et continuer dans le néant sans avoir une véritable pédagogie, une feuille de route, une vision pour en arriver là.