ON PEUT GUÉRIR DU TRAUMA COLONIAL EN CONTINUANT À ÉDIFIER NOS MONDES
Écrivain, poète, musicien, économiste, le penseur sénégalais Felwine Sarr est l’auteur d’une œuvre foisonnante qui appelle à réfléchir les manières d’habiter le monde, à multiplier les perspectives et les échanges entre les cultures- ENTRETIEN
Felwine Sarr était de passage à Bruxelles le week-end dernier dans le cadre du festival "Passa Porta". Rencontre.
Écrivain, poète, musicien, économiste, le penseur sénégalais Felwine Sarr est l’auteur d’une œuvre foisonnante qui appelle à réfléchir les manières d’habiter le monde, à multiplier les perspectives et les échanges entre les cultures. Il enseigne la philosophie africaine depuis plus de deux ans aux États-Unis, en Caroline du Nord, à la Duke University.
Vous êtes un grand voyageur et vous avez notamment publié "La saveur des derniers mètres" où vous notiez que les écrivains africains sont peu nombreux à raconter leurs voyages. Comment expliquez-vous cette situation? Il manque de récits africains sur le reste du monde?
L’Afrique a été un objet de discours pour le monde entier, mais les Africains ont rarement été les sujets de leurs propres discours, à la fois sur eux-mêmes et sur le monde. Quand on nous voit en voyage, on nous prend pour des migrants. J’écris des livres et je voyage à travers le monde tandis que mon cousin, par exemple, ne peut pas avoir de visa alors que nous avons la même histoire et que nous venons du même endroit. Il est important pour les Africains de regarder le monde avec leur imaginaire. Les Africains n’ont pas seulement des choses à dire sur le continent africain, ils peuvent poser un regard singulier sur d’autres parties du monde.
La période de la colonisation est évidemment associée à des douleurs, des souffrances, de la colère et de la violence. Que faire avec ce passé colonial? Ce passé, dites-vous dans l’un de vos ouvrages, n’est qu’une "trace", une trace qui persiste et que vous proposez d’arpenter. Que voulez-vous dire par là?
On ne peut pas être amnésique, mais on ne peut pas non plus rester coincé dans un trauma colonial. L’histoire a des effets qui perdurent. Les rapports actuels sont tissés par ces anciennes structures, ces inégalités, ces asymétries, mais il ne faut pas être prisonnier de la part ombrageuse de cette histoire. Je n’aime pas cette idée de retourner dans un âge idyllique, une Afrique rêvée qui n’existe plus. L’histoire se condense en nous et on peut guérir du trauma colonial en continuant à édifier nos mondes.
Que pensez-vous d’un courant comme celui de la "cancel culture"? Faut-il réécrire l’histoire?
Je n’aime pas l’idée d’effacer, mais il est vrai que l’histoire du continent africain ne peut pas être écrite uniquement par les vainqueurs. L’histoire ne peut pas se raconter d’une seule façon seulement, il faut une pluralité de points de vue. On ne peut pas continuer, par exemple, à glorifier des chefs militaires qui ont pillé et tué. On ne peut pas ériger certaines figures dans l’espace public. Le discours sur l’espace public est différent du discours sur l’histoire. Retirer une statue n’efface pas l’histoire, cela veut seulement dire qu’on articule un autre discours dans l’espace public, que l’on change d’imaginaire. Pourquoi ne pas, par exemple, arrêter de se focaliser sur la figure du héros, la figure individuelle? Les grandes victoires dans l’histoire de l’humanité sont des victoires collectives.
Vous évoquez aussi la période qui a suivi la colonisation et vous montrez toute la violence qui réside dans l’idée de "sous-développement" par exemple…
On nous a vendu des injonctions civilisationnelles avec le lexique du handicap, du déficit, du manque. C’est extrêmement violent: en substance, cela veut dire que ce continent n’a pas atteint sa plénitude. Dans cette perspective, même le bleu du ciel, le sourire ou la beauté du monde sont "sous-développés" en Afrique. Cela agit évidemment sur les consciences. Les Africains ont intégré au fond de leur psyché cette idée du "retard". Or, l’Afrique doit arrêter de vouloir rattraper l’Occident. Elle a des potentialités énormes qu’elle doit simplement actualiser. Il faut relever les défis contemporains, écologiques et économiques, en se fondant sur notre histoire, sur notre créativité.