TOUTE PURETÉ IDENTITAIRE EST UNE FORME D'ILLUSION
Dans son premier roman, « Mâle noir », le sociologue sénégalais Elgas met en scène un narrateur au parcours amoureux tout aussi sinueux que ses tiraillements identitaires. Un regard plein d’acuité et d’autodérision sur les questions sociétales
Dans premier roman, « Mâle noir », le sociologue sénégalais met en scène un narrateur au parcours amoureux tout aussi sinueux que ses tiraillements identitaires. Un regard plein d’acuité et d’autodérision sur les questions sociétales.
Elgas, de son vrai nom El Hadj Souleymane Gassama, a été révélé en 2015 avec Un Dieu et des Mœurs, récit de voyages où il jetait une lumière crue sur la société sénégalaise à travers le regard de plusieurs personnages. Mâle noir conserve ce style incisif mais se concentre sur un seul narrateur. Si ce dernier n’est jamais nommé, on peut toutefois lui trouver des similitudes avec l’auteur, né à Saint-Louis en 1988 et qui a grandi à Ziguinchor.
La première ressemblance, qui ouvre le roman, est la thèse que le personnage s’apprête à soutenir à l’université de Caen… Son titre, La Dette originelle, pourrait aussi qualifier les relations du narrateur avec sa mère. Il la revoit pour la première fois depuis plusieurs années à l’occasion de cette soutenance et en ressent une certaine culpabilité sur sa façon de vivre, aux antipodes de ce qu’elle aimerait…
« Aussi loin que je me souvienne, on ne m’a jamais appris à aimer », tel est l’incipit de Mâle noir. Un premier roman sur le mal-amour, aux nombreuses racines et ramifications, intimes, culturelles, sociétales et politiques. Rencontre avec son auteur.
Jeune Afrique : Tout comme votre narrateur, vous avez soutenu une thèse à l’université de Caen, le 21 décembre 2018, intitulée La Dette originelle – Analyse des ressorts de la solidarité des immigrés sénégalais en France avec leur pays à travers le don, l’engagement et l’entrepreneuriat. À quel point votre roman est-il autobiographique ?
Elgas : Le terme autobiographique, même s’il n’a pour moi aucune connotation négative, me paraît étriqué. Il n’est pas en mesure de rendre justice à la panoplie d’émotions et de situations qui traversent le roman. L’on peut dire, sans hésitation, que je prête beaucoup à ce narrateur, et qu’il me prend aussi énormément ! Dans cette relation, de don, de legs et d’arrachement, il y a, me semble-t-il, un dédoublement, exercice à mon sens très intéressant en termes de construction romanesque et de gémellité inassumée.
Bien sûr, des termes que l’on connaît, comme l’autofiction, pourraient être de bons compromis. Pour autant, j’insiste sur mon rapport avec le réel : c’est une donnée importante de mon énergie littéraire, l’ancrage, la vraisemblance. Ce narrateur est une somme de plusieurs facettes et identités, à la fois personnelles et empruntées. Et justement, dans certaines parcelles indéfinies, il y a une possibilité de littérature – et pas « d’en faire », ce qui relève souvent, pour moi, de la pose.
Votre narrateur n’a pas appris à aimer et il ne sait ni aimer ni s’aimer. Cette quête idéalisée de l’amour est-elle le miroir grossissant de sa quête identitaire ?
Le parallèle est juste. Cette quête n’est pas tellement idéalisée, car, à mon sens, elle recouvre toutes les couleurs de la palette des sentiments, qui vont du pathétique au sublime amour. Elle n’est pas à elle seule l’horizon ultime : la quête de liberté est au moins aussi importante, si ce n’est plus. Les deux trajectoires s’emmêlent, parce que, j’en suis quasi convaincu, il y a en premier lieu, dans l’angoisse identitaire, une question de « mal-dosage » de l’amour de soi et des autres.
« Quand les immigrés donnent de l’argent à leur famille, ils essaient de rembourser une dette morale ou psychologique », écrivez-vous. Cette dette est-elle à l’origine des maux d’amour du narrateur ?
Je suis hanté – obsession sans doute malsaine – par la question de la dette. Les jours heureux, c’est une ombre protectrice ; les jours malheureux, c’est un fardeau. Chérir l’échappée, alors que les attaches ont parfois un caractère carcéral, est une forme de tragédie absolue, où, de chaque côté, la seule chose qui est garantie est l’insatisfaction. Face à ces murs, on cherche des recours, dont les plus vils se révèlent parfois les plus exaltants.