LES FORGERONS FORGENT LEUR DESTIN
Pan ! Pan ! Pan ! Pan ! Le Quotidien a fait une incursion dans le village des forgerons de Vélingara. Ici, le métier nourrit son homme.
Les forgerons ne figurent pas parmi les pratiquants de métiers traditionnels qui se plaignent de la concurrence des produits industriels. Leur métier marche bien et ils se targuent même d’avoir de meilleurs produits que ceux issus des industries métallurgiques. Le Quotidien a fait une incursion dans le village des forgerons de Vélingara. Ici, le métier nourrit son homme.
Pan ! Pan ! Pan ! Pan ! C’est la chanson du marteau, tantôt lourd, tantôt léger, au contact de l’enclume. Les crépitements des braises des forges, leur lueur projetée sur les visages, les crissements du fer, la moiteur du plancher de la forge en ce mois d’août pluvieux en rajoutent au sentiment d’inconfort qui habite toute personne étrangère à cet endroit qui jouxte le cimetière chrétien, à l’ouest de la ville de Vélingara. Nous sommes dans ce que l’on peut nommer le village des forgerons. Ici, le bruit est le compagnon de tous les instants de la centaine de travailleurs du métal regroupés dans ce grand bazar fait d’abris en tôles rouillées, avec de gros tas de ferraille de seconde main mal rangée, composée de fer, de cuivre, de plomb, de tôles ondulées grisâtres. Il y a même une carcasse de voiture.
Sont aussi exposés des produits à vendre, sortis des ateliers artisanaux qui forment un rectangle grand d’1 demi hectare de surface. Le métier du métal exige beaucoup d’attention, à l’évidence : le forgeron manipule, presque au même moment, une tenaille, une pince, un marteau, un burin, une lime, une louche, un poinçon, tous à portée de main, à côté du feu, le tout dans un grand bruit. «Le calme est notre ennemi. S’il n’y a pas de bruit, c’est qu’il n’y a pas de boulot. Et sans boulot, c’est la galère. Ce bruit sonne bien dans nos oreilles, comme il en est de la musique de Bob Marley pour les Rastas.»
C’est le sentiment de Samba Foula Kanté, trouvé dans sa forge, lime à la main, en train de lisser et lustrer le couvercle d’une marmite en finition après 2 jours de travail. Le visage dégoulinant de sueur, il ajoute : «C’est la mairie qui nous a installés ici, après nous avoir trimballés dans plusieurs autres lieux. Là aussi, il y a une coopérative agricole qui dit en être le propriétaire. Qui sait si un jour on va être déguerpis d’ici encore…»
A côté, un jeune homme, la vingtaine, à l’aide de ses biceps et d’un gros marteau, coupe les rayons d’une jante de brouette. Cela réussi, il coupe en deux le cercle en fer blanc, avant de l’aplatir par le même procédé. Samba Foula Kanté, par ailleurs responsable dudit village : «C’est mon apprenti. Il vient de la Guinée. Il est également de la famille Kanté.»
Aux côtés de Maître (comme on le nomme), se trouve un quatuor de jeunes garçons d’une moyenne d’âge de 17 ans. Aucun jeune Sénégalais parmi eux, même pas un seul de ses fils. Le septuagénaire de forgeron croit en connaitre la raison : «Le métier est pénible. Les enfants sont paresseux. Même s’ils ne réussissent pas à l’école, ils rechignent à apprendre ce métier.» Traditionnellement, le métier se transmet au sein d’un même clan. Il y a des patronymes prédestinés à apprendre ce métier. Il n’était pas permis de l’apprendre en dehors du clan des travailleurs du métal. Il s’agit des patronymes Kanté, Kondjira, Dramé, Camara, Cissokho et Waïga. Ces noms de famille sont valables pour cette partie sud du Sénégal. Mais aujourd’hui, parmi les artisans du fer de Vélingara, se retrouvent les noms de famille Diallo, Bâ, Barry, Sidibé, a informé Samba Foula Kanté. C’est le cas du vice-président de l’Association des forgerons de la localité. Saténing Sidibé a appris ce métier comme on apprend la menuiserie ou la maçonnerie.
«Les matériels agricoles industriels ne parviennent pas à concurrencer nos produits»
Saténing Sidibé, vice-président de l’Association des forgerons de Vélingara, la soixantaine, explique comment il est venu dans le métier : «Je ne suis pas forgeron de naissance. J’en ai fait mon métier.
Venu de la Guinée, j’ai appris le métier comme on apprend la menuiserie ou la maçonnerie, et je n’ai aucun regret.» C’est parce que le métier nourrit son homme. Saténing Sidibé : «On ne se plaint pas. A part le casse-tête de l’acquisition du fer, le métier est rentable. Il y a des périodes pendant lesquelles nos produits s’achètent comme de petits pains et nous recevons beaucoup de commandes et d’offres de réparation.» Quelles périodes ? «Du mois d’avril au mois de novembre, ça marche bien pour nous. Le mois d’avril correspond généralement au Daaka de Médina Gounass, qui rassemble des centaines de milliers de personnes originaires de toutes les régions du Sénégal et des pays de l’Afrique de l’Ouest. Des milliers de pèlerins, des paysans pour la plupart, profitent de cette occasion annuelle unique pour s’équiper en matériels agricoles légers et semi-légers : houes, charrues, semoirs, houesine.»
Puis vient la saison des pluies en début juin. «Pendant cette période, nous recevons beaucoup de commandes de petits matériels agricoles et des offres de réparation.» Et ensuite arrive le temps de la récolte, au mois de novembre et même décembre. «Le matériel de récolte, c’est aussi nous qui le fabriquons ou le réparons. Sans les forgerons, le paysannat n’existerait pas ou alors ne pourrait pas assurer la sécurité alimentaire des ménages.» Samba Foula Kanté, fier de son expertise, a dit avec assurance : «Les matériels issus des industries métallurgiques ne parviennent pas à nous concurrencer. Leur fer est léger, pas assez adapté au sol lourd de la zone. Il s’use vite. Nous en réparons beaucoup et puis nous nous inspirons de leur ingénierie pour concevoir de plus résistants matériels. Nous concevons et montons les pièces détachées des matériels agricoles industriels avec succès.» A part les matériels agricoles, les forgerons de Vélingara fabriquent également des fourneaux, différents ustensiles de cuisine (marmites, poêles, couscoussiers, louches, etc.), des haches, des coupe-coupes, des couteaux, des râteaux. Et puis : «Il y a des forgerons qui fabriquent des fusils de chasse. Il y en avait dans les villages mandingues de Médina Poussang et Diatel, non loin de la frontière avec la Guinée-Bissau.»
Souleymane Sidibé, jeune forgeron, étudiant en agrobusiness et entreprenariat
Dans la forge de Saténing Sidibé, dimanche, aux environs de 11 heures, un jeune homme aide le maître de céans à taper sur le burin pour entailler le soc d’une houe que M. Sidibé tient avec une tenaille. Une bonne trentaine de socs devaient passer par là. Deux coups par soc suffisent à avoir la fente recherchée. Calme et généreux dans l’effort, le jeune garçon ne montre aucun signe d’essoufflement, encore moins d’énervement. Juste quelques sueurs et de légers gémissements qui n’ont eu aucun impact négatif sur l’ardeur et l’enthousiasme au travail de ce jeune de 24 ans. Il s’agit du fils du maître-forgeron, par ailleurs étudiant en 2ème année à l’Isep de Bignona, filière Agrobusiness et entreprenariat. En stage dans une ferme agricole dans le village de Kéréwane (département de Vélingara), Souleymane Sidibé a profité du dimanche pour retrouver sa passion : le travail du fer. Il dit : «Je suis forgeron et fier de l’être. Je le clame partout avec fierté. Chaque fois que je suis à Vélingara, je viens dans la forge pour aider mon papa, mais aussi pour fabriquer du matériel à vendre.» Il poursuit en expliquant comment il a allié les apprentissages à l’école à ceux de la forge. Il raconte : «Je suis entré à l’école en 2009. Auparavant, je fréquentais la forge. J’ai continué à la fréquenter toutes les après-midi et le week-end. Nous faisions des journées continues à l’école. Mon papa m’a appris le métier. Aujourd’hui, contrairement à mon père, pour certains outils, je n’ai pas besoin de mesurer pour bien réussir la commande. Un coup d’œil suffit pour en déterminer les dimensions. En 2019, j’ai fabriqué, sans l’assistance de personne, une houe-sine, sous le regard admirateur de mon père qui en était très satisfait. Les techniques de transformation du fer n’ont aucun secret pour moi. Mon amour du métier m’a aidé à avoir le minimum qu’il faut en termes de fournitures scolaires et de confort personnel pour pouvoir poursuivre mes études sans grosses difficultés.» L’obtention d’un emploi salarié n’empêchera pas Souleymane de rendre le fer malléable pour le transformer en instruments de travail ou en ustensiles de cuisine. Il déclare : «Quand j’aurai un emploi salarié, je pourrai mieux moderniser la forge familiale. Je sais quels matériels il nous faut pour alléger le travail, accélérer le rythme de délivrance des commandes et gagner plus d’argent. Déjà, cela a commencé avec l’achat d’une meule servant à limer, aiguiser, user une partie du fer. Il y a aussi une cisaille pour couper le fer. En tout cas, nous sommes en train d’allier traditions du travail du fer et modernisation.»
Plaidoyer
Saténing Sidibé, maître forgeron, n’est pas satisfait du sort réservé à son métier par les régimes qui se sont succédé au pouvoir au Sénégal. Il dit : «Nous n’avons pas accès aux différents financements de l’Etat accordés au secteur privé. La Chambre des métiers de Kolda nous a très souvent fait miroiter des possibilités de financements et d’équipements, mais au finish on ne voit rien.» Il ajoute : «Nous avons besoin d’évoluer vers le modernisme.
L’importance du métier pour le développement des communautés rurales exige cela. Sans le forgeron, point d’agriculture rentable dans nos villages, une agriculture qui soit capable d’assurer l’alimentation des ménages pour une bonne partie de l’année.»
Et puis : «Nous sommes des analphabètes en français, pour la plupart. Nous avons besoin d’accompagnement pour dénicher les sources de financements, accroître nos moyens et capacités de production et de distribution, et créer des emplois dans la chaîne de valeur.»
Ce n’est pas tout. Samba Foula Kanté, président de l’Association des forgerons du département : «Nous rencontrons d’énormes difficultés à avoir de la matière pour travailler.
Nous nous contentons de la ferraille que les enfants nous amènent. Pour le fer de qualité, nous nous approvisionnons à Kaolack. L’Etat doit faciliter l’acquisition du fer aux forgerons. Nous pouvons développer les communautés rurales et contribuer à diminuer le nombre de candidats à l’émigration irrégulière avec un bon encadrement de l’Etat.»
Last but not least, la réception et le fonctionnement du Village artisanal de Vélingara, en construction depuis 15 ans, vont favoriser le regroupement des artisans en corps de métier et les aider à trouver des solutions endogènes concertées aux problèmes qui ralentissent l’envol du secteur du travail et de la transformation du fer.