LE GRAND FRANTZ FANON EST DE RETOUR
Il est l'un des grands penseurs qui ont marqué la deuxième moitié du 20ème siècle par la puissance de leur verbe
Frantz Fanon est, quoi qu'on en pense, l'un des grands penseurs qui ont marqué la deuxième moitié du 20ème siècle par la puissance de leur verbe. La pensée est une question de parole et celle de Fanon a été suffisamment haute pour que l'on puisse le placer sur l'horizon du 20ème siècle aux côtés des plus illustres. Longtemps ignoré et beaucoup cité paradoxalement, et certainement peu lu. Il revient aujourd'hui avec force tel une bourrasque, à la faveur d'un phénomène lié au mouvement des idées, mais surtout à une sorte de "revanche des penseurs du sud".
Ils sont là, tels des mages assis sur l'horizon de la pensée post-coloniale, les Edouard Glissant, Frantz Fanon, Fabien Eboussi Boulaga, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Cheikh Anta Diop, Paulin Hountondji, Jean Marc Éla, Valentin Mudimbe, tour à tour cités et réhabilités par le Camerounais Achille Mbembé, l'Indien Homi Bhabha, l'Africaine-Américaine Toni Morrison, et l'Afro-Anglais Paul Gilroy. Vous aurez compris que ce mouvement brasse plusieurs générations et va au-delà des frontières imaginaires.
C'est aussi un phénomène étrange, inattendu et large dont la surface de réception va des travaux universitaires les plus pointus aux préoccupations sincères et agitées de jeunes et naïfs débatteurs africains assis sous l'arbre grandissant du chômage, du sous-emploi et de l'espoir de Dakar à Nairobi, de N'Djamena au Cap. L'Atlantique noir, pour reprendre le titre du livre de Paul Gilroy devenu un classique, est aujourd'hui l'un des espaces de bouillonnement intellectuel les plus vivants.
Mais cette affaire n'est pas suffisamment documentée et médiatisée auprès des pauvres gens que nous sommes, ne s'intéressant guère à l'information scientifique. Le monde scientifique est en train de basculer au moment où les observateurs non avertis sont toujours dans les vieux schémas Occident/Orient/Nord/Sud. Le jour n'est pas loin où la Chine raflera tous les prix Nobel, selon le mot de Alain Minc. Ce pays dépense par année en Enseignement supérieur et en Recherche plus que toute l'Union européenne, y compris l'Allemagne. Au reste, il est rare de visiter les rares disciplines scientifiques déterminant l'histoire des hommes sans trouver un Africain du continent ou de la Diaspora.
Frantz Fanon a été pour les militants africains ce que Jean Paul Sartre fut pour les intellectuels militants de son époque. Seule la sincérité dans l'engagement peut conférer une telle tonalité, une aussi grande influence, surtout pour les études post-coloniales aujourd'hui. Il a contribué de façon décisive à la libération des peuples opprimés, en leur offrant une arme redoutable par les arguments incisifs développés dans ses ouvrages. A ce propos, Achille Mbembe a raison de dire que "l'œuvre de Frantz Fanon fut pour tous les opprimés une arme de silex". Il a même servi de référence aux militants noirs américains.
Ce psychiatre né en 1925 à Fort de France en Martinique, "citoyen" français qui a connu les affres de la guerre mondiale où il été fait prisonnier, a pourtant été l'ambassadeur du gouvernement provisoire de la République algérienne au Ghana. L'explication en est que Fanon est "un militant de l'universel". N'a-t-il pas dit dans Peau noire masque blanc : "Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte."
Cette philosophie l'a taraudé toute sa vie durant, et lui a fait rencontrer ses alter ego, Lumumba et Kwame Nkrumah. Fanon avait l'esprit chevaleresque, un preux militant qui a échappé à deux attentats au Maroc et en Italie, les autorités coloniales françaises voulant le supprimer. Ce Martiniquais qui a démissionné de son poste de médecin-chef de l'hôpital de Blida-Joinville a été expulsé d'Algérie en janvier 1957 parce qu'il gênait le projet colonial.
Sa contribution la plus décisive aura été la déconstruction du paradigme colonial par les moyens de la psychiatrie. En introduisant la sociothérapie dans les méthodes thérapeutiques proposées par les médecins coloniaux pour "soigner" les malades de type Nord-Africain, il a contribué de façon systématique à renverser le préjugé colonial par la méthode scientifique. Cette contribution qui est une œuvre d'école est certainement l'idée principale qui faisait courir ce gentleman de la pensée : la colonisation aura été le système qui a réussi à détruire psychologiquement le colon et le colonisé.
Le 6 décembre 1961, à Washington et à l'âge de 36 ans seulement, s'éteint Frantz Omar Fanon, le plus illustre des tiers-mondistes. Il a été inhumé au cimetière des martyrs de la guerre, près de la frontière algéro-tunisienne, dans la commune d'Ain Kerma, léguant à la postérité des ouvrages majeurs dont, entre autres, Les damnés de la terre et Peau noire masque blanc.