VOYAGE AU CŒUR DU TRAFIC DE L’ANACARDE
Corruption, marché noir, trafic transfrontalier
Arbre rustique mais à croissance rapide, utilisé à la base pour le reboisement, l’anacardier n’est plus considéré comme une simple plante. Ses noix, plus précieuses que jamais, attisent toutes les convoitises. Une véritable filière s’est construite autour de l’anacarde au sud du pays et dans les régions frontalières. La manne financière générée par les noix de cajou s’accroît au fil des années. La configuration de la région facilite les transactions illégales qui, malgré le protectionnisme des états, continuent de prospérer. Aux mesures prises le long des frontières, sénégalo-bissau guinéenne et sénégalo-gambienne, les « trafiquants » répondent par la multiplication des circuits clandestins de distribution. La porosité des frontières et la corruption flagrante favorisent l’essor d’une économie souterraine qui ne fait que gagner du terrain, révélant par ailleurs le déphasage entre les politiques et la réalité sur le terrain. « L’As » vous plonge dans les routes cahoteuses de l’anacarde
Ici, pas besoin de creuser, ni d’écumer les rivières pour retrouver des pépites de métal jaune. L’or se ramasse aux pieds des vergers et des plantations d’anacardiers qui pullulent depuis quelques années dans la région sud du pays. En effet le commerce des noix de cajou, jadis marginal, est en train de s’imposer comme le vrai moteur de l’essor économique de la Casamance. Les graines de l’anacardier, très prisées en Asie, mobilisent d’innombrables acteurs, marchands indiens, paysans et intermédiaires, autour de ce commerce. La ville de Ziguinchor retient son souffle, en attendant le début de la prochaine campagne des noix de cajou en cet étouffant et humide mois d’Octobre. Mais loin de cette torpeur, « Le Kassa » ne désemplit pas. Ce bar restaurant aux allures de Saloon très prisé par les hommes d’affaires indiens est transformé en haut lieu du négoce des noix de cajou. Les nombreux tête-à-tête entre businessmen du sous-continent et intermédiaires sénégalais.
La saison de l’anacarde (d’Avril à Juillet) vient à peine de se refermer qu’on discute de la prochaine récolte qui doit coïncider avec la deuxième année d’expérimentation de l’exportation des noix de cajou, via le port de Ziguinchor. Les « graines d’or » qui attisent les convoitises des acteurs de la filière font désormais de la région de Ziguinchor le nouveau « Eldorado » qu’il revient aux autorités de protéger. Depuismars2018, l’État du Sénégal interdit formellement aux acteurs de la filière de transporter l’anacarde par voie terrestre hors de la Casamance. Dans l’arrêté pris par le ministère du Commerce en relation avec celui de l’Agriculture et mis en application par le ministère de l’Intérieur et de la Sécurité publique, il est clairement mentionné que l’anacarde est un produit hautement capital qui participe à l’équilibre de la balance commerciale de notre pays. Il assure au Sénégal d’importantes rentrées de devises étrangères.
Toutefois, Il est également établi que le marché sénégalais de l’anacarde est actuellement envahi par de nombreux acteurs et intermédiaires étrangers qui favorisent le développement d’un marché noir. « Pour cette année, 31.329 tonnes ont transité au port de Ziguinchor, contre 56 tonnes en 2017 et nul à l’export en 2016. Le chiffre d’affaires pour l’année 2018 est de 20. 326. 000 000 francs Cfa, sans compter les revenus des dockers, transitaires et autres transporteurs », soutient Moustapha Niang, le Commandant du port de Ziguinchor, qui dépeint un tableau reluisant de la campagne 2018. Toujours selon le Commandant, cette mesure a permis de booster la compétitivité du port de Ziguinchor avec une nette augmentation du volume de trafic de fret et la multiplication des emplois créés, passant de 200 à 450 travailleurs.
De son coté, Bouba Bodian, l’un des rares transitaires de la région, y voit une manière de rentabiliser le financement du dragage du fleuve Casamance, de l’embouchure au port de Ziguinchor, soit une distance de 120 km et 7,5 m de profondeur. Ce dragage, financé conjointement par les Pays-Bas et le Sénégal à hauteur de 23 milliards de F CFA, permet aux gros navires d’avoir accès au port de Ziguinchor. Mais derrière ce tableau reluisant, exportateurs, commerçants et autres intermédiaires de la filière anacarde n’hésitent pas à pointer du doigt une campagne catastrophique due à des frais d’exportation très chers et des lourdeurs administratives comme la double déclaration au niveau des ports de Ziguinchor et de Dakar. Sur ce point, le transitaire explique que les déclarations sont manuelles au port de Ziguinchor. «Ni la capitainerie du port, ni la chambre de commerce, encore moins la Douane, ne sont informatisées. C’est pourquoi une autre déclaration est faite à Dakar », informe le transitaire. Toutefois, il reconnaît que les charges sont lourdes : « Cette année, les charges liées à l'exportation sont devenues beaucoup plus chères par rapport à la Gambie.Ça, il faut avoir le courage de le dire. » Sur ce, dit-il, les Indiens qui contrôlent le marché ont cassé les prix pour acheter à 800 francs le kilo et même beaucoup moins ; alors que le prix était monté en 2017 jusqu’à 1200 francs leKilo. «Pour une première expérience, contrairement à ce qu’on dit, l’État du Sénégal est loin d’être le grand gagnant », souligne Bouba Bodian qui soutient mordicus que ce sont les multinationales qui sont les grands bénéficiaires : Maersk Line, APM Terminals, entre autres, qui au-delà du transport maritime font également de la manutention avec des prix fixes sans possibilité de négocier. « Il faut par exemple 100 000 francs CFA pour transporter la marchandise sur container d’un magasin au port de Ziguinchor», a-t-il déploré. Et dans une moindre mesure, ajoute-t-il, la Cosama, grâce au bateau grec qu’il a affrété, tire profit sur l’axe maritime « Ziguinchor-Dakar », avec un tarif de 400 000 francs CFA par container. Non sans renseigner que le coût global pour exporter un container de noix de Cajou de Ziguinchor àDakar, puis en Inde ou auVietnam, est estimé à 1 075 000 francs CFa
BUSINESS DU CAJOU : LES INDIENS PRINCIPAUX ANIMATEURS DU MARCHE NOIR
L’enjeu est de taille. Le Sénégal est devancé de quatre places par la Gambie dans la catégorie des pays exportateurs de noix de cajou non décortiquée. Avec 26.324 tonnes exportées, le dernier classement de la FAO datant de 2016 place la Gambie à la 9e place des 20 premiers pays exportateurs de noix de cajou non décortiquées. Au même moment, avec 9229 tonnes, le Sénégal occupe la 13e place de ce classement. Et pour corriger cette incongruité et avoir plus de visibilité, une meilleure cote sur le marché international, le Sénégal s’est inspiré de la Guinée-Bissau en décidant de renforcer le contrôle des marchandises, le long de la frontière entre la Casamance et la Gambie. Mais la porosité de la frontière et les nombreuses voies clandestines qui la traversent rendent difficile tout contrôle du trafic des noix de Cajou vers la Gambie. Le Commandant du port de Ziguinchor avoue l’impuissance de l’Etat f ace à cette situation. « Personne n’y peut rien si les gens prennent des voies secondaires et trompent la vigilance des forces de défense et de sécurité », confesse –t-il. A vrai dire les Indiens, en toute discrétion, sont au cœur de ce trafic clandestin le long de la frontière. Les exportateurs indiens chargent les commerçants locaux et autres intermédiaires de leur apporter le produit, en proposant des prix bien supérieurs au prix moyen du marché sénégalais. Le président des commerçants de la région de Sédhiou Mamadou Bathily d’avouer que, malgré tout le vacarme autour de « la fermeture » des frontières terrestres au cajou, le produit continue de pénétrer en Gambie via le poste frontalier de Karang. « Les fraudeurs prennent des contournements à Kolda. Si la Douane les arrête, ils payent une somme et rebroussent chemin. Ils passent par Karangpuis rentrent en Gambie.C’est ça la réalité.Cen’estplus un secret », a confié Mamadou Bathily. Le Secrétaire général du pôle sud regroupant tous les acteurs de la filière en Casamance donne plus de détails : « Pour faire passer les noix de cajou de Karang àBanjul, il n’y a pas de barème fixe. On discute. On paye parfois 200 000 francs CFA, parfois 150 milles, parfois 75 000 francs CFA. Mais attention, c’est de la fraude. C’est interdit. Au début, on le faisait passer la nuit. Mais finalement c’était fait en plein jour ». Abdoulaye Konaté soutient que le prix était intéressant en Gambie et qu’il y avait un gap de 100 francs CFA comparé au prix fixé au Sénégal. « Avec un camion rempli de noix, on gagne entre 1 million et 1 million 500 000 francs CFA.Avant de charger, on fait le calcul et on sait déjà combien on gagne. Et on y soustrait à l’avance 75 mille francs pour traverser le bag de Barra, ainsi que les 200 000 francs CFA pour acheter le silence des douaniers ou des gendarmes. Facilement, on peut se retrouve en 24 heures avec plus d’un million. Au pire des cas, on se retrouve avec 400 000 francs CFA. Ce n’est pas mal ça. L’enjeu est capital. C’estla manne financière que les noix génèrent. » La réalité, c’est que les Indiens préfèrent exporter via le port de Banjul, parce qu’il y a moins de contraintes liées à la documentation et moins charges liées au fret. C’est l’argument que servent la plupart des intermédiaires rencontrés. Et le rapport de force leur est toujours favorable.
D’ailleurs, ce n’est pas un fait nouveau. Ils ont rencontré le même problème en Guinée-Bissau. Dans une étude réalisée par Enda Diapol en partenariat avec Oxfam America, en 2004, et intitulée « Sénégambie méridionale : dynamiques d’un espace d’intégration entre trois États (Gambie, Guinée-Bissau et Sénégal) », il est écrit qu’ « en 1998, tandis que Bissau était le théâtre de violents affrontements, l’écoulement par la voie maritime était impossible. Des commerçants se sont alors organisés pour satisfaire la demande indienne à partir du Sénégal. La production sénégalaise ne suffisant pas, ils se sont également fournis en Guinée-Bissau. » Et suite à cette guerre civile, née du coup d'État perpétré par le général de brigade Ansoumane Mané contre à l’époque le président João Bernardo Vieira, les Indiens ont voulu maintenir le même schéma commercial avec comme base Ziguinchor. Mais quelques années après, en 2005, une fois au pouvoir, le Premier ministre Carlos Gomez Junior a voulu couper ce pont pour capter les ressources fiscales qui échappaient jusque-là à son pays et, en même temps, recentrer le commerce à Bissau qui partageait sa production avec le Sénégal. Mais c’était sans compter avec la volonté des Indiens de maintenir le trafic qu’ils ont réussi toutes ces années durant à maintenir sur le circuit transfrontalier, malgré l’interdiction de l’exportation de l’anacarde par voie terrestre venant du gouvernement de Bissau. Ils s’installent sur les frontières et renchérissent les prix. Et la tournure des évènements laisse entrevoir que c’est ce même schéma qu’ils veulent reproduire avec le Sénégal par le biais des intermédiaires.
TRAFIC INTER FRONTALIER DES NOIX D’ANACARDE : DU CAJOU «VOLE» PUIS BLANCHI
Pour être convaincu de l’origine des noix de cajou venues au Sénégal, on se rend inopinément, le mercredi3octobre2018,dans un dépôt au quartier Kadialang. Là, des sacs de 85 kilos estampillés Guinée-Bissau et contenant des noix en décomposition sont superposés. En chômage technique, le propriétaire du magasin, téléphone scotché sur l’oreille, veille au grain la théière sur le feu. C’est déjà le moment des tractations pour la prochaine campagne pour Bakary Mané qui estime avoir passé une campagne catastrophique. Loin des 30 millions de francs Cfa gagnés l’année dernière, le bénéfice de Bakary a subi un grand coup avec un bénéfice de 8 millions de francs. « Certains collecteurs que j’avais financés pour acheter du cajou et me le revendre ont eu du mal à me rembourser. Ils ont été perdus par les spéculations, pensant que le prix sur le marché allait monter jusqu’à 1000 voire 1200 francs. Par pitié, il m’est arrivé même d’acheter à 750 francs le kilo chez le collecteur ou le producteur pour revendre à 600 francs. Au même moment, le prix au producteur était autour de 500 francs. Il faut savoir que les trois mois de la campagne de collecte et de commercialisation des noix de cajou font vivre les familles de tous les acteurs de la filière pendant les 12 mois », a-t-il expliqué. Kalidou Kamara est né en Guinée Bissau. La quarantaine bien sonnée, il a passé toute son enfance à Ziguinchor où il a construit une maison et vit aisément grâce à la filière anacarde. Teint clair et d’une forte corpulence, il est l’un des points focaux des Asiatiques qui veulent investir au Sénégal et dans la sous-région. Il se confesse : « Je suis dans la filière depuis 15 ans. Je suis collecteur et fournisseur et je représente une entreprise indienne du nom d’Agro Afrique Limited. Le cajou vient de la Guinée-Bissau. Les Indiens préfèrent nettement la Cajou bissau-guinéenne à celle du Sénégal car, d’après eux, elle est bien meilleure ; et même quand ils se trouvent en Casamance, ils privilégient les cajous en provenance de la Guinée. Le cajou qu’on trouve à Kolda et à Tanaf est de petite taille. »
Sans langue de bois, il affirme clairement: « Encore une fois, le Sénégal n’a pas de cajou. Si on parle de cajou, c’est à Bissau. Nous (Ndlr : Collecteurs) importons le cajou, depuis la Guinée, que nous ramenons ici. C’est la Guinée qui fournit le Sénégal en cajou. Si on vous parle de 30 000 tonnes, sachez que les 24 voire les 26 viennent de la Guinée-Bissau ». Kalidou Kamara a des magasins le long de la frontière à Mpack où il dépose ses stocks provenant pour la plupart de Canchungo, localité se situant en Guinée-Bissau, non loin de la frontière sénégalaise. « Je fais entrer le produit la nuit, je verse une somme aux militaires guinéens (Guarda nacional). J’utilise des vélos pour transporter le produit. Une fois que les noix entrent au Sénégal, iln’y a plus de problèmes. L’essentiel, c’est de faire passer mes noix par vélo.
Pour chaque sac, on paie 1000 francs au transporteur en vélo et 1000 francs aux militaires. Une fois à Mpack, nous transportons ça à Ziguinchor. C’est la même chose à Camaracounda et dans toutes les zones frontalières », raconte Kalidou Kamara. « Souvent, on charge des camions de 30 tonnes, d’environ 20 sacs. Ça nous revient à 20 000 pour le passeur et 20 000pour les militaires guinéens. Si le produit entre au Sénégal, les forces de sécurité sénégalaises font comme si elles n’ont rien vu. Il y a aussi des motos appelées ‘’Taf-Taf’’ qui chargent le produit des zones frontalières de Bissau pour le ramener au Sénégal », a-t-il dit pour terminer.