"LES FEMMES SONT L'AVENIR DU MONDE"
Pour devenir une des personnalités les plus puissantes de l’époque, Christine Lagarde, directrice du FMI a dû renverser préjugés et discriminations. Elle appelle ses contemporaines à se battre
Paris Match. A chaque étape de votre carrière, vous avez été une pionnière. Première femme présidente du plus grand cabinet d’avocats aux Etats-Unis, première femme ministre des Finances d’un pays du G7, première femme directrice générale du FMI… En tant que défricheuse, quelle est votre vision sur la condition de la femme ?
Christine Lagarde. Ce qui me frappe, c’est d’abord le caractère universel de cette question. Les obstacles, les discriminations, les violences exercées à l’encontre des femmes existent partout. Du nord au sud, des pays émergents à ceux du G7. Leur prévalence est universelle. Lors de chacun de mes voyages effectués pour le Fonds, j’organise des rencontres en tête à tête avec des groupes de femmes. De tous profils, de tous âges, de toutes professions. Des entretiens à huis clos. Elles et moi, sans témoins. A chacune de ces occasions, leurs récits m’impressionnent – entre autres – par leurs similarités, notamment dans les violences qu’elles subissent et qu’elles décrivent.
En comparaison avec l’époque de vos débuts, en 1981, diriez-vous que les femmes accèdent au pouvoir plus aisément ?
Absolument pas ! Les logiques d’exclusion persistent, immuablement. Indépendamment de leurs vertus, de leurs compétences ou de leur résilience, dès qu’elles s’approchent d’un peu trop près des sanctuaires, les obstacles se multiplient. Insuffisance de résultats, biais culturels, historiques, manque de disponibilité supposée… Les motifs pour leur barrer la route n’ont pas évolué depuis des décennies. Au pouvoir, on compte une immense majorité d’hommes. Pour une poignée de femmes. A la timide exception de quelques pays, dont l’Ethiopie, le Rwanda ou le Canada, où des efforts sont faits pour lutter contre ce phénomène.
Et en entreprise ?
Les femmes au sommet y sont également très peu nombreuses. Dans le monde de la “tech”, Sheryl Sandberg, la directrice générale de Facebook, mise à part, les dirigeantes brillent par leur absence. Une rareté hallucinante. Pour celles qui s’accrochent, leurs carrières sont souvent jonchées de drames et de sacrifices. On ne leur pardonne rien, surtout pas ce que l’on pardonnerait à des hommes. Dans une étude récente, des experts du FMI ont analysé la composition des directions de la totalité des banques du monde. Seules 2 % d’entre elles ont une femme à leur tête. C’est scandaleux. Injuste. Et d’autant plus surprenant que, dans bien des endroits de la planète, ce sont paradoxalement les femmes qui tiennent les cordons de la bourse, elles qui favorisent la croissance, grâce à une gestion rigoureuse des finances familiales, fondamentales pour l’éducation des enfants. C’est aux femmes, du Bangladesh au Mexique, que sont versées les différentes aides disponibles, parce que ces dernières seront plus judicieusement investies. Ce sont encore les femmes qui réalisent les meilleures performances grâce aux mécanismes de microcrédit. Toutes catégories et secteurs confondus, plus les femmes sont nombreuses à exercer des responsabilités et moins on constate d’écarts de salaires entre les sexes, plus la croissance économique augmente. Dans les entreprises, quand les conseils d’administration, les comités exécutifs et les directions générales se féminisent, les résultats s’améliorent immédiatement. Dans les banques, on note une corrélation étroite entre présence des femmes dans les instances dirigeantes et diminution des risques financiers.
Avez-vous été victime de discrimination dans votre vie professionnelle ?
Comme beaucoup de femmes, je me suis d’abord sous-estimée pendant mes études, éliminant d’emblée des carrières pour lesquelles il ne me semblait pas que je détenais la légitimité suffisante. J’ai vécu ensuite des situations où être une femme a joué contre moi. Lors de mon premier entretien d’embauche, dans un grand cabinet français de droit des affaires, j’ai demandé s’il y aurait une possibilité de devenir un jour associée. “C’est exclu, me fut-il répondu. Vous êtes une femme. Oubliez.” C’est pour cette raison que j’ai choisi un cabinet américain, Baker & McKenzie. Leur associée-gérante à Paris était alors une femme.
Avez-vous d’autres souvenirs ?
Deux. On m’a écartée d’une affaire dans le domaine de l’énergie, alors que j’avais la compétence juridique et la connaissance du dossier. Je me suis entendu traiter de “péronnelle” par des associés mâles pendant une conférence où je maîtrisais pourtant le sujet sur lequel je m’exprimais : “On n’a pas besoin d’elle pour nous faire la leçon”, a lâché à voix haute l’un d’eux. Rien n’a changé, ou si peu. Le pourcentage d’associées dans les cabinets juridiques demeure infime. Pendant la durée de mon mandat de présidente de Baker & McKenzie, la proportion de femmes au comité exécutif a grimpé de 9 % à 15 %. Mais trop de jeunes femmes talentueuses se “rétrécissent” au travail comme dans leur vie. Elles auraient pu faire tellement mieux si on leur en avait donné les moyens.
La maternité reste-t-elle un frein à la progression professionnelle ?
Oui. Car, sauf en France, rien n’est organisé pour aider les mères qui travaillent. Les Etats-Unis sont même le seul pays de l’OCDE à ne pas avoir imposé les congés maternité ! Lors de la naissance de mon premier fils, j’ai arrêté de travailler deux jours avant l’accouchement et je continuais de l’allaiter lorsque j’ai repris mon activité. Pour le second, alors que sa naissance était imminente, j’ai dû assister à un conseil d’administration. Une ambulance attendait en bas de l’immeuble, au cas où. C’est une joie immense de sentir la vie à l’intérieur de soi et de la donner. Mais la société n’en tient aucun compte. Les femmes sont héroïques. Hier comme aujourd’hui, elles multiplient les acrobaties pour jongler avec des injonctions contradictoires. Au risque de certains renoncements. J’en connais plusieurs – y compris des amies – dont les carrières ont été très satisfaisantes. Elles ont néanmoins fait l’impasse sur le reste. Pour le regretter aujourd’hui. C’est triste.
Qu’avez-vous pensé du mouvement #MeToo ?
J’ai été heureusement surprise par la rapidité de sa propagation. Lorsque la parole se libère, cela va très vite. Je salue toutes celles qui ont eu le courage de briser l’omerta. Bravo ! Une fois, j’ai été témoin de faits de harcèlement sexuel. Ce qui s’est terminé en appel par une condamnation à payer 7 millions de dollars – une somme qui fait réfléchir. C’était avant d’être élue présidente du cabinet. J’y vois une autre conséquence de l’absence des femmes au sommet. Si elles y étaient plus nombreuses, ces délits diminueraient.
Avez-vous mis en place des programmes spécifiques au sein du FMI pour lutter contre le harcèlement ?
Certains existaient déjà, d’autres ont été créés depuis mon arrivée. Formation, prévention, hotline, signalements, désignation de “référents” qui me rendent compte directement : tout un système est organisé, où l’éthique prime sur les échelons hiérarchiques. Tous les salariés, moi comprise, suivent chaque année des formations dans le domaine de la diversité, du harcèlement sexuel ou moral. Au travail ou ailleurs, nous n’avons plus le droit au silence. Chaque commentaire sexiste doit susciter une riposte.
Que suggérez-vous pour lutter globalement contre les discriminations envers les femmes ?
Il faut élaborer le socle juridique le plus large possible. Selon la Banque mondiale, sur 189 pays étudiés, 150 possèdent encore des systèmes pénalisants qui maltraitent les femmes. Dans le travail, le droit successoral, le financement bancaire… Seuls six d’entre eux, dont la France, respectent une égalité juridique totale entre les sexes, ce qui me rend fière de mon pays. Mais la question à laquelle je suis très attachée, c’est la lutte contre les violences. Un fléau endémique et un impératif moral absolu. Il faut se battre en multipliant les actions au niveau local. Créer des abris. Placer cette question au cœur des systèmes éducatifs. Appliquer des sanctions. Peut-être même définir un casier judiciaire spécifique pour identifier ces violences en tant que telles. L’éducation joue un rôle majeur. A ce sujet, je lance ici un appel : il faut lutter d’urgence contre la sous-représentation internationale des filles au sein des filières scientifiques. Elles y stagnent actuellement à environ 20 % des effectifs. Pour encourager leurs choix dans ce domaine, il n’y a pas d’autre solution que celle d’instaurer des quotas. Et vite. Cela fera hurler, sans nul doute, mais cela m’indiffère. Nous ne parviendrons pas à augmenter cette proportion sans une telle initiative. Au moment où l’intelligence artificielle et les sujets technologiques sont plus que jamais déterminants pour l’avenir de l’humanité, les femmes ne doivent pas, ne doivent plus, être exclues des sciences. Ni même y demeurer dangereusement minoritaires.
Quels quotas prônez-vous ?
De l’ordre de 30 % pour l’ensemble des parcours scientifiques. Au sein des classes préparatoires, des universités, des formations supérieures, des grandes écoles. Une révolution s’ensuivra. Elle sera bénéfique pour nous tous. A commencer par nos enfants et petits-enfants.