"EN AFRIQUE DU SUD, UNE IDÉOLOGIE DE LA HAINE EN TRAIN DE S’ANCRER"
Membre de l'équipe du Wits Institute for Social & Economic Research de l'université du Witwatersrand de Johannesburg en Afrique du Sud, Achille Mbembe s'insurge contre les violences xénophones en Afrique du Sud sur les antennes de RFI
Au moins sept morts et 5 000 déplacés. C’est le bilan des violences xénophobes qui ont secoué l'Afrique du Sud ces dernières semaines et qui visent des étrangers africains. La pression diplomatique s'accentue pour éviter une répétition du scénario de 2008, lorsque des violences similaires avaient fait 62 morts. Dans une tribune initialement publiée sur les réseaux sociaux, Achille Mbembe, historien et philosophe camerounais, professeur à l’université de Wits à Johannesburg, s’insurge contre ce qu'il qualifie de véritable « chasse » aux étrangers et tente de comprendre l'origine de cette haine.
RFI : Des Sud-Africains noirs qui brûlent et tuent des immigrés africains dans le pays de Nelson Mandela, que ressentez-vous face à ces violences ?
Achille Mbembe : Une énorme honte à la fois pour l’Afrique du Sud et pour l’Afrique en générale. Beaucoup de honte, parce qu’on fond petit à petit, une idéologie de la haine est en train de s’ancrer dans la mentalité sud-africaine. Et il sera assez difficile de déraciner cette idéologie.
Comment expliquez-vous cette évolution ?
La communauté noire ne forme plus un seul bloc comme elle avait tendance à le faire à l’époque de l’apartheid. Les inégalités se sont largement accrues, l’isolation de l’Afrique du Sud en terme culturel également et le niveau d’ignorance que les Sud-Africains entretiennent à l’égard du monde en général, et du continent en particulier, ces niveaux d’ignorance sont allés croissants.
Cinquante années d’apartheid n’ont pas immunisé l’Afrique du Sud contre les violences xénophobes ?
Il est du propre des situations racistes de produire une haine de soi, que les victimes ont très vite fait de reporter à qui leur ressemble. On voit très bien ce mécanisme à l’œuvre dans les pogromes anti-africains en ce moment. Cette espèce de colère aveugle qui relève, je le dois dire, de la sauvagerie.
C’est en quelque sorte un héritage de cette violence qu’a connue le pays pendant l’apartheid ?
Disons que les chaînes structurantes de cette violence, il faut les chercher justement dans les expériences de déshumanisation qu’ont vécues les Noirs en Afrique du Sud. Mais l’héritage n’explique pas tout. Il existe des conditions présentes pour cet apartheid qui ont envenimé les situations, dans la mesure où beaucoup de Noirs sud-africains ne jouissent pas du tout des opportunités que la fin de l’apartheid a pu créer. L’actuel régime politique est directement responsable de la condition des Noirs subalternes dans ce pays.
Le pouvoir est accusé de passivité, de tenir un discours ambivalent. Est-ce que c’est votre sentiment également ?
Le régime actuel ne veut rien faire. Crise de l’électricité, crise du chômage, toutes sortes de crises ne font que s’empiler. L’Afrique du Sud a besoin en ce moment d’une réaction forte.
Jacob Zuma a mis plusieurs jours à se démarquer de ces violences et à les dénoncer. Est-ce qu’il y a une forme de caution implicite de la part du pouvoir sud-africain ?
Il suffit de parler aux gens de l’ANC. Moi je vis ici depuis 15 ans, j’en connais un certain nombre. J’ai vu cette évolution. J’ai vu, y compris des gens très sérieux, progressivement, justifier des choses qui ne sont absolument pas justifiables. Il faut ajouter à tout cela, pour ce qui est de cette nouvelle chasse aux Africains, l’allumette a été allumée par le roi des Zoulous. Et donc il y a une dimension assez ethnique dans la lutte hégémonique au sein de l’Afrique du Sud qui est en jeu ici.
Vous voulez dire qu’on assiste à une résurgence d’une logique tribale en Afrique du Sud ?
Oui, il ne faut pas avoir froid aux yeux. Il y a une réémergence du sentiment ethnique qui est favorisée par toute sorte d’acteurs politiques et des choses extrêmement complexes. Et le gouvernement a besoin de se réveiller pour les résoudre.
Le gouvernement a également durci ces derniers temps sa politique vis-à-vis des immigrés. Vous pensez que ça a joué un rôle ?
Ça a joué un énorme rôle. Ils utilisent des expédients pour résoudre les contradictions qui sont devenues petit à petit insurmontables. C’est le cas par exemple de l’absence de réformes agraires. Donc, ils ont édicté une loi qui interdit aux étrangers d’acheter de la terre ici. Ils font la même chose avec l’immigration. Cette fois-ci, comme bouée de sauvetage, par rapport à la clameur qui monte de leurs gens qui veulent qu’ils ferment les frontières. Si vous regardez la loi anti-migration, elle est appliquée, disons, au faciès et donc il y a un retour aux chaînes qui étaient en place à l’époque de l’apartheid, mais cette fois-ci déployées par un gouvernement noir. Au moment même où la puissance sud-africaine prétend être responsable de l’avenir du continent. Ce n’est pas tenable.
Qu’avez-vous envie de dire aujourd’hui aux auteurs de ces violences ?
Il faut dire d’une voix forte qu’aucun Africain n’est étranger sur ce continent. Si ce continent veut se mettre debout par lui-même, il faut qu’il s’ouvre sur lui-même.
Entretien réalisé en 2015.