HOMMAGE À DIEGO, JE SUIS NÉ TROP TARD
EXCLUSIF SENEPLUS - Que pèsent bien nos Zizou et nos Dinho, face à cet enfant éternel ? J’ai manqué sa gloire et vu sa déchéance. Mais je revois cet œil de mes aînés, et c’est dans cet éclat mémorable, que j’entretiens ma flamme du deuil
Lycéens, à Ziguinchor, nous avions nos habitudes pour nous occuper pendant les pauses. Les plus hardis crevaient leurs mégots clandestins aux abords de la classe. Les plus sages bachotaient. Les plus énergiques - club qui m’avait adopté - jouaient au foot. En sueurs, passablement puants, les parties se terminaient toujours en empoignades après, verbales & cordiales, sur nos idoles. A l’époque, début des années 2000, tenaient le haut du pavé, Zidane pour ceux qui se piquaient d’élégance ; Ronaldhino pour ceux qui préféraient le spectacle. A eux deux, c’était une curieuse mécanique de la respiration émotionnelle. : le second coupait le souffle ; le premier le redonnait.
Campés ainsi sur nos certitudes du meilleur joueur de l’Histoire, ainsi arbitrairement désigné par nos soins, on se faisait reprendre par les aînés, moqueurs et, un poil, snobs, avec leur naturelle autorité, qui leur donnait un mélange d’aura, de préscience et de vérité. Pour eux, c’était Diego. Exit Pelé, idole convenue, lisse. C’était Diego. Maradona, c’était le générique pour tout le monde. Armando, l’épique pour entretenir le mythe quasi-antique de la tragédie espagnole. El Pibe de Oro, le slogan fédérateur à travers la grâce hispanique. La mano de Dios, le souffle divin parsemé de paillettes d’or. Mais souvent Diego suffisait pour ces aînés.
Ils en parlaient avec dans l’œil, un amour à l’éclat nostalgique, qui arrivait facilement à nous faire regretter d’être nés trop tard. Que pèsent bien nos Zizou et nos Dinho, face à cet enfant éternel qui avait fait cohabiter, en lui, les grandeurs et décadences de la tragédie ? Qui avait dominé son siècle et sérieusement pris une option sur l’éternité ? On ravalait nos frustrations, et bons joueurs, on se disait qu’à chaque époque sans doute ses gloires. Ces mêmes aînés, une fois pris dans le tourbillon du souvenir, revenaient sur les exploits de Diego. Court sur pattes, avec sa crinière, la balle aimantée aux pieds, la course chaloupée et insolente, la précision technique hors-pair, le culot défiant la mort, (mais aussi les substances illicites, l’extravagance, la beauferie…) et sur le bouquet final : les habits du héros national de cette Argentine que les puristes du foot érigent à raison en cœur latin du football mondial, bien avant le Brésil et sans doute plus fiévreusement que le berceau, l’Angleterre.
Et on écoutait le conte, comme de bons enfants africains, sages et conquis par la tradition orale. On se rappelle tous - et voilà le génie du bonhomme - qu’il y a dans notre entourage, un type qu’on admire passablement, qui nous les casse parfois, mais qu’on adore quand même, parce qu’il nous a parlé de Diego et partant, nous a permis d’approcher l’Amour, de l’entrevoir dans sa passion narrative. Les hommages, ce soir, se succéderont, tous beaux, grandioses, vrais, sublimes. Je vais, dans cet élan, moi, aller chercher cette odeur de ma jeunesse, cette confession de ces aînés, ce récit autour du thé, de ce « grand » comme on dit chez moi, qui m’a montré, mieux que tout, que le foot est bien plus fort qu’une question de vie ou de mort pour parler comme Bill Shankly. C’est à Diego, à son humanité nue, à ses facéties, à sa part sombre, qu’on le doit. Plus qu’une icône, un monstre sacré, une légende, Dieu lui-même, Diego c’était Diego, ça se suffit d’hommage et d’identité. Et il meurt pour « nourrir les racines de la vie » et de nos émotions pour parler comme Senghor.
Aujourd’hui, adulte par mes soins et par le temps, j’ai enfin, sur de vieilles cassettes poussiéreuses ou sur des vidéos sur le net, vu jouer Diego. Rien n’égale l’authenticité du récit des aînés. J’ai manqué sa gloire et vu sa déchéance. Mais je revois cet œil de mes aînés, et c’est dans cet éclat, immémorial et mémorable, que j’entretiens ma flamme du deuil. Diego est entré dans ma vie par le plus intime des canaux, celui de ces moments gratuits de la vie où tout se forge. Furtifs instants que la mémoire fige et redéploye jalousement pour ne pas écorcher le trésor. Au nom de cet aîné, je fais mon deuil. Puissent le monde du foot et sa famille, accepter mes larmes de gratitude.