JE CHERCHE ENCORE MA VOIE
Dans son nouvel album intitulé « De la glace dans la gazelle », qui sort en avril prochain, Wasis Diop évoque des thèmes actuels : les réfugiés, la pandémie de Covid-19, les problèmes climatiques, la culture africaine… Entretien
On pourrait le prendre pour un poète, un nomade qui, avec sa guitare, cherche encore sa voie musicale. Dans son nouvel album intitulé « De la glace dans la gazelle », qui sort en avril prochain, Wasis Diop évoque des thèmes actuels : les réfugiés, la pandémie de Covid-19, les problèmes climatiques, la culture africaine… Dans cet entretien, le musicien sénégalais, établi depuis des décennies en France, dénonce l’illusion et le danger des réseaux sociaux qui, dit-il, sont pires que ce virus par rapport à notre capacité à nous faire mal nous-mêmes.
Votre nouvel album « De la glace dans la gazelle » sort en avril prochain. Quelle est sa particularité ?
La particularité de cet album, c’est qu’il est conçu en français. C’est la première fois que je fais tout un album dans la langue de Molière. Ce n’est pas un renoncement à ma langue maternelle, mais une expérience différente ; la création, c’est se renouveler à chaque fois qu’on le peut. Chanter dans une nouvelle langue, le français, qui au passage est devenu une langue africaine, comme le bambara, le swahili, le wolof, est un travail intéressant. Une langue nouvelle impose une autre façon de chanter si je puis dire. En réalité, j’ai toujours pensé que je n’étais pas un chanteur, je suis né dans un pays où le chant appartient au griot ; je préfère dire que j’utilise ma voix, dire que je respecte les lois intrinsèques de mon environnement d’origine. Ce qui me passionne est tissé dans l’ensemble de la musique. Ce sont les harmonies. Le cycle qui s’articule autour de musiques hindoues, les étendues harmoniques du classique, les rythmes lancinants de Doudou Ndiaye Rose, à qui je rends hommage dans un titre intitulé « La rose noire ». Je travaille, je ne suis toujours pas un chanteur. En réalité, je cherche encore ma voie, peut-être que ce n’est pas sur cette terre que je vais la trouver.
Vous chantez, tantôt en wolof, tantôt en français. Votre musique s’adresse principalement à qui ?
La musique est une vibration qui se propage dans l’espace et il se peut que d’autres entités que nous-mêmes puissent avoir accès à nos chants et à nos mélodies. Ce n’est pas pour rien que le muezzin chante l’appel à la prière, de la même manière que dans une cathédrale, on est accueilli par le chant d’un prêtre. En fait, le chant appartient au monde du vivant, même les plantes y sont sensibles. Dans la thérapie musicale au Sénégal et partout ailleurs en Afrique, c’est par le chant qu’on libère le malade de ses démons, c’est par la musique qu’il retrouve son esprit.
Comment vivez-vous cette période de pandémie de coronavirus ? Vous vous y prenez pour créer des œuvres musicales ?
Ce virus n’est rien par rapport à notre capacité à nous faire mal nous-mêmes. Le danger des réseaux sociaux est pire que ce virus. L’histoire des « réseaux sociaux » me fait penser à la naissance du monde, selon les Dogons. Cette naissance vécue comme un premier désastre parce qu’il a donné naissance au Renard pâle, la première création de Dieu. La grande ambition de cet animal retord était de parler, ainsi il poursuivra sa mère « la terre » jusqu’au centre de celle-ci, pour lui arracher la parole. La mère face à son fils se transforma en une petite fourmi afin de lui échapper, rien n’y fit. La détermination de l’animal qui sera la cause de tous les désordres à venir, était plus forte. Épuisée, la mère finit par céder. Depuis cet événement, c’est le renard pâle qui gouverne ; c’est par sa toute-puissance qu’il révèle aux devins les desseins de Dieu. Il arrive même qu’il n’obéisse pas à ses ordres. Il existait dans ce monde, des hommes pour guider l’humanité dans sa longue marche ; aujourd’hui la parole est volée par un nombre incommensurable d’individus sans identité qui parlent et leurs paroles sont de plus en plus pesantes. Il n’y a pas un jour où on ne commente pas les propos venus des réseaux sociaux avec leurs conséquences désastreuses. Les enfants du renard pâle sont bien là. Toutes ces mythologies africaines ont un sens ; c’est à travers le temps que leurs messages révèlent leur pertinence : illusion des réseaux sociaux où chacun s’imagine être si important pour la simple raison qu’il peut s’exprimer.
Avez-vous un message particulier à adresser au monde qui vit cette situation sanitaire de confinement, de couvre-feu, voire de précarité économique pour certaines personnes ?
Il me semble que lorsqu’on arrive à se relever d’où que l’on soit tombé, on devient plus fort. Cet événement vient remettre en question l’homme tout-puissant et ça devrait nous servir de « leçon du vendredi ». L’ennemi est si petit qu’on ne peut le voir à l’œil nu, comme la mort ou l’amour, tout aussi est invisible. Si on ne tire aucune leçon de cette expérience, c’est qu’on passe à côté de quelque chose.
Vous vivez en France. Avez-vous les nouvelles des amis, parents au Sénégal au moment où les pays se barricadent ?
Le monde est devenu si petit qu’on peut communiquer en temps réel avec des gens qui vivent à mille lieues. L’important, c’est d’être là où on peut faire quelque chose pour soi et pour la grande famille des humains.
On vous a revu la dernière fois à Saint-Louis du Sénégal, où vous aviez présenté un documentaire sur la brèche entre l’océan et le fleuve…
Un jour, je suis arrivé sur la langue de barbarie et j’ai vu un spectacle extraordinaire, des hommes et des femmes qui essayaient d’arrêter la mer avec des pneus. J’avais ma caméra, je l’ai souvent avec moi et j’ai filmé cette séquence extraordinaire d’un barrage poétique et pathétique contre l’Atlantique cette fois. Je suis retourné au même endroit un mois plus tard évidemment, il n’y avait plus de pneus, ils étaient tous au fond de l’océan, la nature est si puissante. Comme dit Jaraaf Mbengue : « Les esprits ne se sont pas enfuis, ils sont allés chercher des forces ».
Votre fille Mati Diop, réalisatrice, comme votre défunt aîné Mambety, s’est distinguée récemment au festival de Cannes, avec un sujet sur le phénomène de jeunes Africains qui bravent l’océan au prix de leur vie pour venir en Europe. Qu’est-ce qu’elle a hérité de vous dans sa sensibilité artistique ?
Dans ma famille, pour des raisons que j’ignore, nous sommes attirés par les arts. Père David Diop disait : « Tous les fous ne sont pas des Diop, mais tous les Diop sont des fous ». Je pense que l’énergie que nous déployons ne se perd pas, c’est comme ça que nous pouvons comprendre les convergences dans chaque famille. Nous n’avons aucune gloire à en tirer si ça va dans le bon sens, ni aucune honte si ça venait à être difficile. Nous avons tous des aspirations différentes et ces différences se trouvent dans les passés familiaux ; les thérapies africaines mettent toujours l’accent sur cette réalité. Dans les séances de guérison, c’est toute la famille qui est convoquée. Une société a besoin même de ses voleurs, ses empêcheurs de tourner en rond. Voilà pourquoi je n’aime pas qu’on frappe le petit voleur parce que sans lui il manque une pièce dans le puzzle. Tous les phénomènes de l’univers se réunissent pour constituer une société. Si vous aspirez à devenir président d’un pays un jour, sachez que la tâche est immense. Un vieux m’avait raconté une histoire. Dieu accueille deux personnes fraîchement débarquées dans son royaume, l’un n’avait jamais prié faute de temps, mais par ses efforts, par son travail, il avait beaucoup donné à toutes les personnes rencontrées dans son existence ; en revanche, son ami avait renoncé au travail, il avait passé toute sa vie à prier. Le premier a été conduit dans les palais du Seigneur parce qu’il avait de quoi payer son hébergement et l’autre a été reconduit sur terre pour y accomplir son devoir : « travailler, travailler, travailler pour avoir de quoi payer ». Si nous ne redéfinissons pas les priorités de ces jeunes et ne faisons pas face à nos responsabilités, nous pourrons difficilement empêcher les pirogues de partir.
Sur le plan de la création artistique, avez-vous prévu de faire quelque chose en duo avec votre fille ?
Nous ne sommes pas communautaristes dans la famille. Faire quelque chose avec ma fille n’est pas un but, j’aime être son père, j’aime discuter et me promener avec elle, c’est déjà pas mal.
Quels sont les projets auxquels vous tenez particulièrement, en France ou au Sénégal ?
Le seul projet qui vaut, c’est la vie, vivre ! vivre ! vivre ! Mourir au Sénégal un jour, n’est-ce pas un beau projet ?