LE FAGOT DE MA MÉMOIRE DE LECTEUR
EXCLUSIF SENEPLUS - Le texte est à l’image de son auteur, doux et captivant. Comme on peut écouter Bachir pendant des heures en conférence sans décrocher, on lit pareil le fagot de sa mémoire
Je viens de terminer la lecture de “Le fagot de ma mémoire” du professeur philosophe Souleymane Bachir Diagne, publié aux éditions Philippe Rey. Naturellement, l’ouvrage m’a intéressé dès sa parution ; plonger dans la mémoire du philosophe ne pouvait être qu’une immersion enivrante. D’un trait, je l’ai dévoré. Ce n’était pas difficile, c’est court - moins de cent pages, quatre-vingt-douze pour être précis - concis et d’une écriture sublime. Le texte est à l’image de son auteur, doux et captivant. Comme on peut écouter Bachir pendant des heures en conférence sans décrocher, on lit pareil le fagot de sa mémoire.
Les chapitres nommés des noms de “ses villes” font voyager le lecteur en suivant le parcours prestigieux de ce prodige d’un esprit très brillant.
Saint-Louis sa ville natale, palimpseste, ouvre la balade. Dans ce premier chapitre, l’auteur retrace son identité si particulière de Doomu ndar que lui a laissée sa naissance dans cette ville qui, par son histoire, imprime à ses enfants une singularité culturelle. Bachir dit avoir reçu de sa famille saint-louisienne l’ethos de la tolérance et de l’ouverture ; ainsi qu’une énergie spirituelle. Il doit son éducation à un islam lettré, rationnel et ouvert à cette ville où la plus grande mosquée abrite une cloche au sommet de l’un de ses deux minarets.
Une autre singularité suit, Ziguinchor, qui est singulier dans sa pluralité. En évoquant le passage de sa famille dans la ville du Sud, Bachir entre par le rythme des Toure Kounda - groupe de musique casamançais - la diversité religieuse et langagière de la ville de Ziguinchor marque le tout petit Bachir à travers d’anecdotes vécues à l’école maternelle chrétienne qu’il a fréquentée où il a appris chanter “Ave maria”.
Á travers ses deux villes, Bachir raconte son enfance et raconte ses parents. Il élève un château à sa mère et chante la gloire de son père. Sa maman amoureuse de l’école française qu’elle n’a pas pu fréquenter longtemps, parle avec beaucoup de fierté de son passage à l’école Léontine-Gracianet de Saint-Louis. Fréquentation sommaire qui donna quand même accès à l’administration post-coloniale, elle a travaillé à ce qui deviendra La Poste d’aujourd’hui.
L’émotion est vivante dans ces deux premiers chapitres sur son l’enfance.
Dakar, quant à elle, narre l’adolescence de l’auteur en s’ouvrant par un sublime cours sur la Sicap et ses premiers habitants venus de partout du Sénégal et d’ailleurs et ce que le colonisateur puis le nouveau Sénégal indépendant en faisaient, cet habitat répondait au besoin de réaménager le colonialisme dans l’aspect cadre de vie. Comme dans l’aspect intellectuel le livre “La philosophie bantoue” de Tempels avait servi. Bachir raconte l’accueil différent de ce livre marquant par les intellectuels Césaire et Senghor. Sa relation avec ce dernier est largement évoquée dans ces pages de Dakar, Sicap.
Puis vient Paris, chapitre dans lequel le philosophe raconte sa vie d’étudiant dans la capitale française ainsi que les hésitations sur son orientation entre Philosophie à Louis-le-Grand ou des études d’ingénieur à Lyon. Ses sujets de discussions avec ses camarades de Louis-le-Grand et ses relations avec ses maîtres sont de véritables cours de philosophie politique et religieuse. On suit l’agrégation en philosophie du jeune chercheur.
Les influences philosophiques de l’auteur sont omniprésentes, Althusser, Bergson, Iqbal, etc. on en apprend beaucoup sur la question de la philosophie africaine, de la philosophie islamique, du soufisme. Mais aussi sur le socialisme à travers Althusser et Marx. Les sujets de tous les jours de Bachir.
Le retour à Dakar nommé “Dakar, Mamelles” raconte la vie du jeune enseignant stagiaire à Dakar et les difficultés de l’université sénégalaise. Il souligne le salaire misérable de l’enseignant à l’université. Á ce propos il dit : “ Diderot dit qu’il n’est pas bon qu’un philosophe gagne trop d’argent pour la paix de son esprit ni trop peu pour la même raison. Qu’il lui fallait seulement un honnête revenu. Je ne sais pas si le mien était honnête dans ce sens. Il n’était certainement pas excessif.”
Dans ces pages, Bachir Diagne raconte aussi la naissance de l’université de Gaston Berger qu’il a vu sortir de terre et décrit au passage la danse de Maurice Béjart lors de l’inauguration du temple du savoir du nom de son père.
Les conditions difficiles à l’université de Dakar où il a beaucoup aimé travailler et former de nombreux enseignants aujourd’hui, il dit : “ Chaque année ou presque, pendant la décennie 90, se posait la même question : comment éviter une nouvelle année blanche en rattrapant, après les inévitables grèves, ce qu’on pouvait des cours prévus, enfin d’organiser quand même les examens ? Se succédaient ainsi les années académiques rafistolées qui ne pouvaient manquer de porter un coup moral” ceci parmi d’autres raisons, Bachir reprend le voyage et s’installe définitivement aux États-Unis d’Amérique.
Les villes américaines, Boston-Cambridge, Chicago, puis New York offrent dans les chapitres éponymes des réflexions captivantes sur les sujets du philosophe évoqués plus haut et bien d’autres notamment sur la question de la race, de la diversité. Il notera : “ la question de l’identité ne s’éclaire que si on pense d’abord celle du devenir. Qui je suis se découvre dans la réalisation de qui je dois être, et la fidélité à soi est dans le mouvement de ce devenir.”
La vie d’enseignant des universités américaines est savoureusement racontée, le mercato des universitaires d’une université à l’autre est comparé à celui des joueurs de foot. Et un crochet sur le little Sénégal de Harlem.
Le cours final sur l’universalisme est épique. On apprend la notion de “pluriversel” l’universel multiple.
Je finis par cette citation magnifique parmi tant d’autres choses sublimes qu’on ramasse à la lecture de ce Bachir : “ Et lorsque les choses se défont aussi brutalement sous le coup du sort, la foi dicte de se remettre sur le métier son ouvrage”. Soufisme.]