LES VICTIMES DE LA DICTATURE DE JAMMEH RÉCLAMENT JUSTICE
Les Gambiens envisagent avec excitation l'élection de leur président.Mais Mariama Marong Baldeh regarde plus loin, dans un mélange de doute et de fermeté, vers le jour où, peut-être, seront jugés ceux qui ont tué son mari
"Les responsables doivent être jugés", dit-elle. Une phrase comme une profession de foi dans la bouche des victimes de la dictature exercée par Yahya Jammeh pendant plus de 20 ans, jusqu'en 2016.Le seront-ils, "c'est la question", soupire-t-elle.
La présidentielle de samedi est la première depuis 1996 à se dérouler sans Yahya Jammeh, vainqueur à quatre reprises d'élections contestées, jusqu'à être battu il y a cinq ans par un quasi inconnu et être forcé de s'exiler en Guinée Equatoriale sous la pression d'une intervention militaire ouest-africaine.
Le sort judiciaire fait à Yahya Jammeh, 56 ans, est un des enjeux de l'élection.
Une commission instituée en 2017 pour enquêter sur les années Jammeh a entendu près de 400 témoins, victimes mais aussi acteurs.Des sessions rigoureuses et bouleversantes ont documenté l'étendue des crimes perpétrés pendant cette période, assassinats, disparitions forcées, actes de torture, viols et castrations, chasses aux sorcières, jusqu'à l'administration contrainte d'un traitement bidon contre le sida.
Entre 240 et 250 personnes sont mortes entre les mains de l'Etat et de ses agents, dit la commission.Maintes fois les témoignages ont fait remonter directement ou indirectement la responsabilité jusqu'à M. Jammeh.
Le prochain président aura à trancher si les auteurs de ces atrocités doivent rendre des comptes.
La commission a remis en novembre son rapport et ses recommandations au successeur de Yahya Jammeh, Adama Barrow.Le contenu du document n'a pas été rendu public.Mais il demande des poursuites contre les principaux responsables, nommément désignés dans ses pages.
"Justice doit être rendue", dit Mariama Marong Baldeh, "c'est ce que nous attendons du rapport (de la commission).Mais quant à savoir s'il sera appliqué par le président et le gouvernement, c'est la question, et c'est aussi mon inquiétude".
Mariama Marong Baldeh, aujourd'hui vêtue des pieds à la tête de vêtements sombres rehaussés de brillant, montre une photo jaunie d'elle et son mari souriant, lui en smoking et noeud papillon, elle en tenue de soirée."Un très bon souvenir pour moi", dit-elle.
- Livres d'histoire -
Son époux Basiru Barrow, soldat, a été exécuté en novembre 1994 par les militaires de la junte qui, le lieutenant Yahya Jammeh parmi eux, avaient renversé quelques mois auparavant le premier président de la Gambie.Basiru Barrow, tué prétendûment pour participation à une mutinerie, laissait derrière lui deux fillettes de deux ans et cinq mois à la charge de sa seconde femme, Mariama Marong Baldeh.
Celle-ci a déposé devant la commission en mars 2019, au côté de la première épouse de son mari, Sunkary Yarboe-Barrow.
Depuis la remise du rapport est lancé un décompte de six mois jusqu'à une décision sur les suites à y donner, un acte politiquement délicat.
"J'assure (aux victimes) que mon gouvernement veillera à ce que justice soit rendue", a dit M. Barrow en recevant les 17 volumes.Mais il les a aussi pressées "d'être patientes".
M. Barrow a dit voir dans la conclusion des travaux "une source de fierté" pour son gouvernement.Mais lui qui avait promis par le passé que les responsables seraient jugés a beaucoup attenué son propos depuis.Les victimes ont vu avec émoi le parti du président faire alliance avec celui de l'ancien dictateur en vue de la présidentielle.
Gilles Yabi, fondateur du think-tank citoyen Wathi, nuance la fierté exprimée par M. Barrow.Certes "il n'a pas bloqué le travail de la commission mais le rapprochement entre les deux partis fait craindre que le processus n'aboutisse pas".
Le principal concurrent de M. Barrow à la présidentielle, Ousainou Darboe, éclate de rire quand on lui demande si M. Barrow appliquerait les recommandations de la commission."Quand nous serons élus, nous appliquerons les recommandations", assure-t-il, même s'il faut pour cela en passer par un tribunal hors de Gambie, comme pour l'ancien dictateur tchadien Hissène Habré.
Reed Brody, avocat américain engagé au côté des victimes, attend que ce soit la justice gambienne qui se saisisse.Mais "que ce soit par un tribunal gambien, un tribunal régional ou un tribunal international, il faut que justice soit rendue".
Procès ou pas, Essa Jallow, porte-parole de la commission, retient le travail historique accompli par cette dernière: "Ce que nous ne pouvons pas changer, c'est l'histoire, ce sont les faits.Même si un gouvernement, quel qu'il soit, ne fait rien, cela n'effacera pas des livres d'histoire ce qui s'est passé".