LEÏLA SLIMANI ET MBOUGAR SARR : LA LITTÉRATURE FRANÇAISE, C'EST EUX
Elle est née au Maroc et lui, au Sénégal. Tous deux lauréats du prix Goncourt, ils abordent dans leurs romans l’héritage colonial et font entendre un discours nuancé sur l’identité. Dialogue au sommet
Aux oreilles de certains, leurs prénoms ne doivent pas sonner suffisamment « français ». Pourtant, la Franco-Marocaine Leïla Slimani et le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, héritiers de Camus ou Kundera, incarnent aujourd’hui la littérature française et la font rayonner bien au-delà de frontières étriquées. Tous deux ont reçu, très jeunes, le prix Goncourt. Leïla Slimani, à 35 ans, pour « Chanson douce » en 2016 ; Mohamed Mbougar Sarr, à 31 ans, pour « la Plus secrète mémoire des hommes », en novembre. Si leurs styles sont aux antipodes – épuré pour elle, luxuriant pour lui – ils se rejoignent sur de nombreux thèmes comme l’identité, le métissage et la colonisation.
Ces questions traversent le puissant roman goncourisé de Sarr, dans lequel un jeune écrivain sénégalais part sur les traces d’un auteur culte et disparu, un certain T. C. Elimane, « Rimbaud nègre » acclamé en France dans les années 1930 avant d’être voué aux gémonies. Un personnage en partie inspiré par l’écrivain malien Yambo Ouologuem, prodige d’abord encensé puis accusé de plagiat. Dans cette odyssée follement littéraire qui passe par l’Afrique, l’Europe et l’Amérique latine, qui convoque aussi bien Roberto Bolaño que Witold Gombrowicz, Sarr multiplie les points de vue pour ouvrir la réflexion et les imaginaires. Cette polyphonie, Leïla Slimani la cultive elle aussi dans son nouveau roman, « Regardez-nous danser », deuxième volet parfaitement maîtrisé de sa saga historique « le Pays des autres ».
On y retrouve, comme de vieilles connaissances, la famille d’Amine et Mathilde dans le Maroc postcolonial des années 1960, écartelé entre ses aspirations à la liberté et l’exercice brutal du pouvoir par Hassan II. On croise des hippies, des femmes en bikini, Roland Barthes et un certain Mehdi, qui se rêve écrivain et que tout le monde surnomme Karl Marx. Comme dans ses précédents romans, et à l’instar de Mohamed Mbougar Sarr, Leïla Slimani a l’art de faire passer des idées complexes et nuancées par les corps de ses personnages, les sons, les odeurs, mélange capiteux de haschich, de soleil et de sueur. Il était donc tentant de réunir ces deux romanciers qui ont tant en commun. Ensemble, ils ont parlé du sexe en littérature, de la pensée décoloniale et de leur statut de symboles. Sans tabous.
Vous étiez-vous déjà croisés ?
Leïla Slimani. Je garde un souvenir très précis de la première fois. Mohamed avait dit une phrase très belle, que j’ai souvent réutilisée, pour définir la francophonie : « C’est lire Balzac à Dakar et avoir envie de devenir écrivain ; j’espère que quelqu’un, un jour, dans la Creuse, lira Sony Labou Tansi ou Ahmadou Kourouma et aura envie de devenir écrivain. » Je l’ai tout de suite trouvé très sympathique. En plus, j’avais lu ses livres, « Terre ceinte », « De purs hommes », où beaucoup de choses résonnaient avec mes engagements. Et le Sénégal et le Maroc ont des liens très étroits, notamment au niveau religieux. Dès que j’ai lu « la Plus secrète mémoire des hommes », j’ai envoyé un mot à Mohamed et dit à tout le monde qu’il fallait lire ce roman. J’ai été très heureuse quand il a eu le prix Goncourt.
Mohamed Mbougar Sarr. Par la force des choses, je t’ai connue avant que la réciproque soit vraie, car tu as publié avant moi. Je me rappelle que quand j’ai lu « Dans le jardin de l’ogre », ce qui m’avait frappé, c’était la référence à Kundera, un de nos amours communs. Et j’étais tout intimidé de te rencontrer.
Vous l’êtes encore ?
MMS. Oui. Je suis intimidé par tout le monde. Mais par Leïla, bien sûr. Elle a été un agent officieux pour « La plus secrète mémoire des hommes ». Beaucoup de gens m’ont dit l’avoir lu parce que Leïla Slimani leur en avait parlé. Il faudrait que je songe à la rémunérer.
Peut-on savoir ce qu’elle vous a écrit au sujet de votre livre ?
MMS. Je ne sais plus. Mais c’était très touchant et je serais jaloux que quelqu’un d’autre le voie.
Leïla Slimani, qu’est-ce qui vous a semblé si éblouissant dans « la Plus secrète mémoire des hommes » ?
LS. Bien sûr, il y a la langue, le fait que ce soit très brillant intellectuellement et très drôle, mais ce qui m’a le plus touchée et frappée, c’est le corps. Il y a une sensualité que j’ai très rarement trouvée, à part dans certains romans sud-américains, avec une description des corps, du désir, des scènes de sexe, des personnages féminins qui existent charnellement… Je suis très sensible à un discours extrêmement profond et des idées complexes, mais malgré tout, ce qui vous reste à la fin, c’est une goutte de sueur, la forme des cuisses, le regard que l’on peut porter sur le corps de quelqu’un.
MMS. Je me rappelle très précisément « Dans le jardin de l’ogre ». Ce qui m’avait frappé, c’est de comprendre qu’en nous, c’est le corps qui pense le mieux et le plus profondément. L’esprit est une émanation de la chair, et c’est comme ça que le personnage du roman vit. Après, je n’ai pas de discours théorique élaboré sur la sensualité, mais il me semble que c’est un point d’entrée efficace, la perspective la plus pertinente sur l’humanité. Par la sensualité se révèle toujours quelque chose de plus intime, de plus fort.
LS. Je prends une forme de plaisir à raconter, à rencontrer mes personnages d’abord par leur corps. Quand je pense à eux, je pense toujours à ce qu’ils ressentent physiquement. Est-ce qu’il est gros ou maigre, est-ce qu’il transpire, quelle est son odeur, comment il déglutit ? Parfois, décrire un détail physique en dit beaucoup plus que de longs discours. Et puis je viens d’une culture où le corps est souvent empêché. La culture marocaine ne vous pousse pas au plaisir, on n’y parle pas de sexualité. C’est ce que je voulais montrer dans mon nouveau roman, qui décrit une petite parenthèse hédoniste au Maroc dans laquelle on se baigne, on se dénude, on prend le soleil, on danse.
MMS. Au Sénégal, c’est la même chose, alors que c’est une culture où la sensualité est présente : dans la cuisine, la danse et surtout dans la langue. C’est très présent dans les métaphores en wolof, qui sont même souvent très sexuelles. Mais ce n’est admis que là. C’est peut-être cette langue qui est présente lorsque j’écris, comme une sous-langue, une langue cachée, une langue secrète, qui irradie aussi. Mais il y a quelque chose d’empêché, de réprimé.