L'EXPRESSION POLITIQUE PAR LE BAS
Le continent a été nié dans son humanité. Il a vu des langues, des organisations sociales et des systèmes de valeur lui être imposés, provoquant ainsi une aliénation que des décennies d’indépendance ne parviennent pas à effacer
A Douala, durant l’édition 2022 de la Nuit des idées sur le thème «(Re)construire ensemble», j’ai participé à un échange passionnant avec des intellectuels camerounais sur la réparation du «pagne social», notamment dans une société fragmentée aux prises avec une gouvernance politique compliquée. Si le passé est un puissant levier de compréhension du présent, il convient donc d’y retourner pour appréhender ce qui nous arrive, nous Africains, et qui nous oblige à penser l’à-venir de manière différente.
L’Afrique a bel et bien eu une histoire avant l’esclavage et la colonisation. Elle a porté de grands empires et a été bercée par des modèles et des savoirs endogènes qu’une foisonnante littérature a documentés. Mais l’Afrique, c’est aussi cinq siècles de domination étrangère et de négation de son humanité, qui ont nourri toutes les théories racistes à notre encontre. Inventer un devenir nouveau, dépouillé des pesanteurs de l’histoire, requiert de répondre à la question de comment panser les blessures du passé.
Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde, disait Camus. Il faut nommer les blessures et les impasses du passé, la souffrance des Africains des siècles durant, qui ont fait face à la traite transatlantique et à la colonisation, crimes contre l’humanité, qui ont hypothéqué notre ascension économique et notre construction en tant que société. Dans son essai Afrotopia (Philippe Rey, 2016), Felwine Sarr assure que «la traite transatlantique et le colonialisme ont été synonymes de ponction de richesses et d’hommes, de déstructuration des sociétés, de distorsions institutionnelles, de viol culturel, d’aliénation et d’inscription des sociétés dominées dans des trajectoires peu vertueuses». Il ajoute qu’ils ont eu un impact négatif sur «le développement et la croissance des nations jadis dominées». Par exemple, selon lui, les Africains disposaient au 16ème siècle d’un avantage démographique sur le reste du monde avec une population estimée à 100 millions, soit 20% de la population mondiale. Le chiffre a ensuite chuté en deux siècles pour se situer à 9% de la population mondiale. Ce choc post-traumatique subi par les Africains, que Felwine Sarr appelle hystérèse, renvoie à la remarque de Césaire sur la violence du fait colonial, qui n’a pas seulement été caractérisée par les morts et les déportations, mais par l’insémination dans le cerveau de générations entières d’une absence d’humanité et de dignité.
Le continent a été nié dans son humanité. Son histoire a été confisquée. Il a vu des langues, des organisations sociales et des systèmes de valeur lui être imposés, provoquant ainsi une aliénation que des décennies d’indépendance ne parviennent pas à effacer. Il demeure dans un état de choc qui provoque une crise de sens s’ajoutant à la gouvernance inefficace des décennies post-indépendance.
Dès lors, comment recouvrer une dignité et rebâtir une souveraineté basée sur nos imaginaires ? La question du politique me semble essentielle. Elle permet d’habiter les lieux du pouvoir afin de transformer la vie des gens, notamment les plus précaires, ceux qui souffrent le plus de la gouvernance des élites corrompues et immorales. Mais ma réflexion, depuis notre ouvrage collectif Politisez-vous ! (United Press, 2017), a évolué. Je pense de plus en plus à l’expression politique par le bas comme outil de transformation du réel. Par la culture et l’éducation populaire, et à travers ce que le philosophe slovène, Slavoj Žižek, appelait la «guérilla patiente», se fraye la possibilité d’avoir un impact sur des générations entières d’Africains que le politique comme appareil du pouvoir et de prise de décision ne touche plus.
L’abandon de l’éducation et de la culture a eu des conséquences terribles sur la marche de nos pays. D’abord au plan économique, car ils sont des secteurs productifs, mais aussi aux plans social et sociétal. Le manque d’accès à la culture et à l’éducation a désorienté des générations entières et a défavorisé la formulation d’un projet commun. L’éducation est le premier levier pour changer le destin d’un pays, car le savoir enrichit et libère de la tentation obscurantiste, dont les manifestations sont devenues quotidiennes. Et la culture, comme le disait Senghor, est le moteur de la civilisation, ce qui doit être au début et à la fin de tout processus de développement. Durant les débats au sein de la Galerie MAM de Douala, j’ai repensé aux hétérotopies foucaldiennes. Cet espace incarne ces lieux autres qui abritent l’utopie, où les codes sont une forme de réinvention du monde. Multiplier ces lieux remplis d’art et de culture peut contribuer à réparer nos âmes, à renforcer l’estime de soi et à proposer en Afrique un tournant civilisationnel qui permet, à travers des imaginaires jusque-là négligés, de repenser la société et de mener la bataille contre le capitalisme et les intégrismes et leur dessein morbide.