MOHAMED MBOUGAR SARR EXORCISE L'HORREUR DU RÉEL PAR LE ROMAN
Avant la consécration du Prix Goncourt 2021, l’auteur de «La plus secrète mémoire des hommes» avait publié deux romans témoignant d’un courage impressionnant: «Terre ceinte» et «De Purs hommes»
Avant la consécration du Prix Goncourt 2021, l’auteur de «La plus secrète mémoire des hommes» avait publié deux romans témoignant d’un courage impressionnant: «Terre ceinte» et «De Purs hommes». Le premier détaillait l’emprise d’une «Fraternité» islamiste imposant sa terreur aux habitants d’une petite ville imaginaire; et le second s’en prenait à la persécution des homosexuels, au Sénégal d’aujourd’hui. D’abord célébré dans son pays, le jeune écrivain n’a pas tardé à être vilipendé par les intégristes et leurs ouailles...
C’était à prévoir, me suis-je dit en lisant récemment De purs hommes, après avoir découvert le formidable roman de Mohamed Mbougar Sarr justement récompensé par le Prix Goncourt, et d’ailleurs les premières réactions avaient précédé le succès international du jeune auteur après la première édition du roman. De fait, au lendemain du salamalec présidentiel saluant l’honneur national que représentait, pour un auteur sénégalais, la consécration du prix littéraire le plus prestigieux de francophonie, l’on pouvait s’attendre, en fièvre virale sur les réseaux sociaux, à un retour de flamme de ceux qui se firent un devoir vertueux de rappeler que l’écrivain fêté n’était autre qu’un suppôt de la décadence occidentale appliqué à défendre cette maladie précisément importée d’Occident qu’est l’homosexualité.
Mais qu’est-ce à dire? Le roman De purs hommes fait-il l’apologie de l’homosexualité? Nullement, mais encore faut-il le lire pour voir, de bonne foi, qu’il n’en est rien. Par ailleurs, faut-il s’affliger de cette réaction vive, quoique sans commune mesure avec la fureur assassine soulevée en 1988 par Les Versets sataniques de Salman Rushdie, correspondant au choc de deux cultures? Je ne le crois pas du tout, car cette réaction prouve que la littérature peut encore, aujourd’hui, non pas choquer gratuitement mais exposer une situation complexe et faire réfléchir sur la base de situations vécues, incarnées par des personnages de chair et de sang parfois déchirés entre plusieurs «fidélités»…
Le prof, l’infâme vidéo et Verlaine censuré…
Lorsque Ndéné Gueye, le narrateur de De purs hommes, encore estourbi de volupté amoureuse partagée avec la superbe Rama, est prié par celle-ci de regarder une vidéo «virale» infectant tous les téléphones portables de la capitale sénégalaise et environs, où l’on voit deux forcenés, encouragés par une meute hurlante, déterrer le cadavre d’un jeune homme, sa seule réaction, devant son amante, est, quoique choqué, de ne pas trop «savoir qu’en penser», supposant du moins que le malheureux était un «góor-jigéen» (littéralement un homme-femme, un homosexuel en langue wolof), sans se douter que cette réaction mollement dilatoire provoquerait la colère la plus vive de sa compagne.
Aussi bien est-ce avec une violente intransigeance que Rama, d’«intelligence vive et sauvage», prend son apparente indifférence, lui lançant à la figure qu’il est «finalement semblable aux autres. Aussi con». Puis d’ajouter que «les autres au moins ont parfois l’excuse des ne pas être des professeurs d’université, de supposés hommes de savoir, éclairés». Et de conclure: «Ce n’était qu’un góor-jigéen, après tout, hein?», avant de l’envoyer promener…
Aussi secoué par cette admonestation que par la vidéo, le jeune prof va faire, peu après, une autre expérience qui achèvera de le déstabiliser, quand une note du Ministère de l’enseignement ordonnera d’«éviter l’étude d’écrivains dont l’homosexualité est avérée ou même soupçonnée», tel Verlaine dont il se fait un devoir et un plaisir de parler à ses étudiants.
Au demeurant — et c’est tout l’art de Mohamed Mbougar Sarr de plonger dans la complexité humaine —, le jeune homme a été troublé par la vision du corps déterré et exposé d’obscène façon, et le mélange de la scène éminemment érotique qu’il vient de vivre avec Rama, d’un souvenir personnel mêlant désir et violence, et de l’effroyable souillure imposée à un défunt, sur fond d’interdit social (l’homosexualité reste punissable au Sénégal) et de préjugés omniprésents, vont l’amener à s’interroger sur l’identité et le vécu réel du déterré, avec des conséquences inimaginables pour lui et combien révélatrices pour nous autres lecteurs.