UNE MALICIEUSE SAGESSE DE LA LIBERTÉ ET DU MOUVEMENT
Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du prix Goncourt 2021, a relu pour «Libération», «l’Etrange destin de Wangrin », un roman d ‘Amadou Hampâté Bâ qui conte les aventures «authentiques et invraisemblables» d’un fonctionnaire malien de l’administration coloniale
Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du prix Goncourt 2021, a relu pour «Libération», «l’Etrange destin de Wangrin », un roman d ‘Amadou Hampâté Bâ qui conte les aventures «authentiques et invraisemblables» d’un fonctionnaire malien de l’administration coloniale française. Un livre qui raconte l’Afrique.
Amadou Hampâté Bâ (1900-1991) a eu beau se défendre d’avoir voulu faire œuvre de fiction avec l’Etrange destin de Wangrin (1973), on ne sort de ce livre qu’à regret et en soufflant : quel merveilleux roman ! Que l’auteur ait rigoureusement recueilli, ordonné et rapporté, à partir de sources orales, les aventures authentiques et invraisemblables d’un de ses amis ; qu’il les ait inventées tout cela en assurant, dans un procédé classique de brouillage des pistes, les avoir seulement retranscrites ; qu’il ait encore mêlé les deux régimes du discours, l’historique et le fictionnel : au fond, tout cela importe peu. Ce qui importe, c’est qu’avec ce livre traversé par une énergie et une imagination si puissantes, seul demeure le plaisir de s’y laisser porter.
On suit Wangrin, un homme né à l’orée du XXe siècle en Afrique de l’Ouest, et dont le destin, étalé sur à peu près trente-cinq ans, se déploie dans un récit aux épisodes, directions, strates, et significations multiples. Au moment où l’on fait sa rencontre, Wangrin est un élève brillant à «l’Ecole des otages» (qui a réellement existé), dans laquelle l’administration coloniale s’assurait que les fils des notables de la brousse continueraient à coopérer. Notre protagoniste, issu d’une famille de l’aristocratie bambara, s’y fait remarquer : brillant, polyglotte, plein de ressources, il devient très vite l’interprète favori des différents commandants de cercle de la région. Cette position intermédiaire, un pied dans le secret des maîtres, l’autre dans celui des arcanes locaux, permet à Wangrin de jouer, c’est-à-dire de se jouer de tous les pouvoirs en place. A grand renfort d’audace et de ruse, le voici qui s’engage dans une fabuleuse épopée tragicomique aux retournements incessants. Il dupe les puissants de tous bords, les dépouille pour donner aux moins pourvus, ment pour s’enrichir, se fait des ennemis, s’allie aussitôt avec des forces occultes pour les neutraliser («Accepterais-tu de travailler pour garantir contre mes ennemis blancs-blancs, noirs-blancs et noirs, et pour combien ?») ; il se déguise, voyage, erre, perd sa fortune, la regagne, la rejoue, arnaque, corrompt, charme des femmes, engage des espions quand il ne s’agit d’hommes de main, paie des coups à des ivrognes fauchés, rit des autres mais, surtout, de lui-même, que la fortune lui sourit ou le fuie.