LE CORPS SAIT-IL CE QU’IL DIT ?
L’Ecole des Sables, ses occupants et les artistes de passage, constituent une poétique du lien, de la mémoire, des mythes et de leur sacralité afin d’ancrer une exigence de la liberté créatrice face au dogme du concret
A Toubab Dialao, les vents continuent de souffler et les vagues perlées échouent sur des rochers de cette côte, témoin du temps qui, inexorablement, passe. Les pêcheurs partent en mer et reviennent livrer leur prise aux femmes du village. L’économie de la mer, sous des dehors artisanaux, montre à l’observateur toute la complexité de son mélange, entre le matériel et l’immatériel, le disable et ce qui est appelé à échapper à la prison du verbe. Le récit de centaines d’années va bientôt s’estomper, car Toubab Dialao sera une terre outragée par le fer et l’acier, qui viennent promettre la croissance par le saccage des imaginaires qui fondent la poétique de ce lieu.
Dans l’attente fébrile du «monstre», on danse pour résister et exorciser le lieu des ombres qui rôdent avec comme moteur la victoire de la mort sur la vie. Germaine et Helmut résistent. Ils forgent une armée heureuse en misant sur le lien et sur les corps qui s’expriment. Ainsi est leur arme miraculeuse.
Des hommes et des femmes de diverses nationalités, de plusieurs horizons, de nuances et de sensibilités différentes se mêlent dans une langue commune : celle de la fraternité universelle, ciment face à la finitude triste. Dans ce petit bout de terre sobre de Toubab Dialao, face à l’océan, les esprits et les corps féconds ne cessent de représenter la vie à travers un discours optimiste ; comme si on se prémunissait de la laideur du monde extérieur.
Depuis un quart de siècle, l’Ecole des Sables de la danseuse et chorégraphe, Germaine Acogny, tente d’inventer une possibilité de la rencontre. La prophétie du sage de Yoff a pris forme : le monde entier vient tisser les petits fils d’humanité qui font la grande histoire de la fraternité humaine. L’école de danse qui trône entre la lagune et la mer offre une vue sur les baobabs qui accueillent les esprits et gardent la nuit leur progéniture. Ces esprits des ancêtres que l’on croise quand la nuit baisse son rideau sombre sur les vides entre les bungalows dispersés, au milieu des chuchotements des vents qui viennent rendre compte de la torpeur du monde. L’Ecole des Sables, ses occupants et les artistes de passage, constituent une poétique du lien, de la mémoire, des mythes et de leur sacralité afin d’ancrer une exigence de la liberté créatrice face au dogme du concret. La musique du lieu étale sa grâce sur des corps en mouvement qui récitent une autre musique, elle silencieuse et surprenante.
Un soir, durant mes déambulations nocturnes, au milieu des figures et des formes qui se mêlent, questionnant le sens de ce lieu, de ce qui s’y fabrique et du pouvoir du corps qui y danse, j’ai posé la question aux esprits : le corps sait-il ce qu’il dit ? Réponse : «Il ne suffit pas de se connaître pour appréhender la justesse de son récit. Le corps doit dire pour rendre. Il doit donner à voir et garder l’intimité de son en-soi pour éprouver le présent. Le corps, dans les ultimes instants avant l’acte d’expression, dans cette frontière entre l’inertie et le mouvant, pour se dépouiller de sa vanité, accepte de ne pas savoir ce qu’il sait, il se prive de son éloquence.
Il s’ouvre à l’ignorance pour être dans la transparence de soi-même. Le corps est véhicule, comme la parole, comme le sens, comme le lien qui délie. Imaginaire de la relation, symbole d’un universel ancré, le corps parle la langue de sa torpeur pour se libérer du poids de la morsure initiale. Parole porteuse, entre émetteur et récepteur, dans un corps qui s’ancre dans une temporalité sienne.
Il a fustigé les affres de la mesure ; il lie les abymes du silence aux mots qui délient la poésie sombre de la vie. La parole germe dans le corps, antre outragé, fécondant par petits bouts de rêves la langue qui devient ultime voyage vers la solitude du mouvement ; ce mouvement qui déchire le réel. Les mots libérés du corps qui danse drainent une nuée de songes qui s’entrelacent à l’ombre des dieux souriants. Rire profane. Danse païenne. Le sacré se mêle au profane comme le désir se joint à l’interdit.
La parole est passagère du corps tel ce messager des songes d’été qui retracent les contours d’un silence-clameur. Le corps dit la parole comme acte de rupture des temps suppliciés.» «Danser c’est résister» ont conclu les esprits, avant de retourner se lover dans les baobabs, laissant le soleil imposer à nouveau sa souveraineté sur les corps et les espaces entre eux. Une nouvelle journée commence à Toubab Dialao avec les mêmes gens, le même rythme et la même interrogation, fatale et implacable. Le corps sait-il ce qu’il dit ?