LE SÉNÉGAL À L’ÉPREUVE DU TRAUMATISME DU TROISIÈME MANDAT
Selon quels critères l’opposition estime-t-elle pouvoir détenir la majorité de l’hémicycle ? Il est impossible de verrouiller une Constitution pour rendre impossible toute interprétation fantaisiste
Quel Sénégalais n’a pas eu à pousser un ouf de soulagement avec le dénouement, comme par miracle, de l’espace politique du pays ? Le radicalisme, affiché par Yewwi Askan Wi suite à l’interdiction de la liste nationale dans la perspective des législatives de juillet 2022, avait fini d’installer le Sénégal dans une situation grosse de tous les périls.
S’inscrivant dans une logique fortement conflictuelle, les forces coalisées de la majorité et celles de l’opposition avaient mobilisé leurs troupes pour faire triompher ces deux mots d’ordre foncièrement antinomiques : quand BBY scandait « les élections se tiendront à date échue », Yewwi retorquait : « pas de scrutin sans notre liste nationale ! »
Cette tension politique, conjuguée aux nombreuses frustrations des citoyens sous la menace du naufrage social, laissait penser que le Sénégal allait vivre le pire le 29 juin 2022, date retenue pour un remake de la mobilisation du 17 juin 2022. La confrontation s’avérait d’autant plus inévitable que YAW, en plus du rejet de sa liste nationale, envisageait de défier l’autorité qui lui aurait arbitrairement interdit d’exercer son droit à la manifestation. Mais, à quelques heures du rendez-vous de tous les dangers, le radicalisme affiché par la coalition de l’opposition dut se soumettre à la « raison démocratique ».
Ainsi, le rassemblement de protestation fut reporté dans le souci de ne rien « faire allant dans le sens de nuire à la population ». Et, d’un même mouvement, YAW informa de sa décision de participer aux législatives avec sa liste de suppléants, donc conformément au verdict des 7 Sages. Ainsi, la logique de la rue cédant sa place à celle des urnes, autorisa Ousmane Sonko à formuler ce nouveau mot d’ordre : « le 31 juillet, il faut voter massivement pour l’opposition pour mettre fin au joug de Macky Sall ».
Notre première interrogation en soulève cette autre beaucoup plus complexe : comment un pays, crédité d’une forte tradition démocratique auréolée de deux alternances politiques, peut s’enfoncer dans une crise pré-électorale participant des maladies infantiles du système démocratique ? Le Sénégal d’aujourd’hui, ayant bénéficié des vertus du Code consensuel sous Diouf, des échanges enrichissants lors des Assises nationales et de l’exceptionnel mouvement citoyen du 23 juin 2011 contre le tripatouillage constitutionnel, a-t-il perdu sa mémoire politique ?
À l’opposition, tout comme à la mouvance présidentielle, l’on peut tout reprocher sauf l’inexistence d’experts aguerris en matière électorale. Et pourtant, ces deux coalitions, ont toutes buté sur la confection de leur liste pour les législatives de juillet 2022. Les copies rendues à la Direction des Élections ont eu des lacunes telles qu’il n’est point superflu de se demander si les 7 Sages, pour sauver le scrutin, n’ont pas fait plutôt de la remédiation au lieu de dire le droit dans toute sa rigidité.
Certes, il est tout à fait loisible de considérer que cette confusion sur les listes est née de la complexité du parrainage. Mais, à partir du moment où le principe du filtrage semblait faire l’unanimité, il suffisait d’organiser de larges concertations pour en déterminer les modalités. Toutefois, cette perspective a été hypothéquée par le manque de confiance entre, d’une part, les différents protagonistes du jeu politique et, d’autre part, entre l’opposition politique et le Conseil constitutionnel.
À ce sujet, ce paradoxe, insignifiant en apparence, en est plus que révélateur. Quand le Conseil constitutionnel a donné raison à YWA dans son différend avec la DGE qui avait rejeté sa liste départementale à Dakar, cette coalition n’a pas applaudi des deux mains. Au contraire, elle a cru plutôt déceler dans ce verdict, une ruse des 7 Sages pour faire avaler aux Sénégalais, dans un avenir proche, la légalité d’un troisième mandat. Ce scepticisme, que YWA partage avec la quasi-totalité de l’opposition politique, ne s’épuise pas seulement dans le manque de confiance envers le Conseil constitutionnel, mais témoigne aussi d’un traumatisme insidieux celui du troisième mandat.
Pour rappel au sortir du mouvement citoyen ayant débouché sur la défaite de Me Wade à la présidentielle de 2012, la question à l’ordre du jour était comment verrouiller la Constitution afin de la mettre à l’abri de tout tripatouillage. Le président de la République avait indiqué sans ambages que le nouvelle Constitution ne lui permettait pas de postuler à un troisième mandat. Plus rassurantes étaient les explications données avec beaucoup de pédagogie par le Professeur Ismaël Madior Fall, expert connu et reconnu du droit constitutionnel.
Sous l’éclairage de l’article 27 de la nouvelle Constitution, il laissait entendre que, à la limite, le troisième mandat était devenu au Sénégal un impensable politique. Mais, l’accalmie née de ces assurances eut la durée de vie d’une fleur. Au détour d’un entretien avec la presse, le Président Mackay Sall répondit à la question de savoir s’il allait briguer un troisième mandat par « un ni oui ni non ».
Cette réponse serait dictée par le souci de voir son gouvernement se focaliser sur des positionnements politiques au lieu d’œuvrer pour une « gestion axée sur les résultats ». Mais, aujourd’hui, si l’on ignore dans quelle mesure cette stratégie a été payante pour Macky Sall sait-on au moins que le « ni oui ni non » a beaucoup contribué à polluer l’atmosphère politique tout en constituant du pain béni pour son opposition politique. La décrispation du moment ne témoigne point, loin s’en faut, de la fin du traumatisme du troisième mandat. Elle résulte de la stratégie consistant à mettre à profit les urnes pour résoudre, dès le 31 juillet, l’épineuse question de la candidature du président Macky Sall en 2024. Dès lors, l’objectif que s’est assigné YWA est de traduire en unités cartes, les voix de tous les citoyens décidés d’en finir avec le régime actuel afin de devenir la majorité parlementaire. Toutefois, ce défi n’est pas sans soulever un certain nombre d’interrogations : les suppléants, miraculeusement portés au-devant de la scène électorale, seront-ils aussi performants que les titulaires ?
Au regard des récriminations engendrées par la confection par Khalifa Sall, cette coalition saura-t-elle sauvegarder cette unicité que requiert ce défi ? Déjà, le leader de Bés Du Ñakk ne s’est pas contenté de quitter la coalition, il a demandé aussi à « ses militants, ses électeurs et aux citoyens à ne pas voter pour YWA ». Cependant, la grande curiosité est de savoir selon quels critères l’opposition estime -t-elle pouvoir détenir la majorité de l’hémicycle ? Tous ceux qui répondent à ses manifestations sont-ils inscrits sur les listes ? Inscrits, sauront-ils faire montre de rigueur pour se donner la peine d’aller « jeter leur carte » ?
En tout état de cause, il est fort probable de voir l’opposition politique renouer avec la stratégie de la rue si l’objectif de devenir majoritaire n’est pas atteint. Cette possibilité interroge sur la disposition de certaines composantes de YWA à suivre le leader de Pastef dans le radicalisme qui lui est crédité. Cette lecture du champ politique serait escamotée si l’on n’intègre pas la réponse définitive que le secrétaire général de l’APR compte donner. S’il est vrai qu’il est dans son bon droit de fournir sa réponse au moment où il le jugera nécessaire, il reste que son devoir est de tenir en compte du fait que la tension politique, générée par son « ni oui ni non », conjuguée aux effets fort pervers du Covid 19, de la guerre d’Ukraine et de l’instabilité des pays frontaliers, fait suffoquer les Sénégalais.
En attendant le dénouement, il nous est loisible de tirer cette leçon à la lumière des controverses en cours : par nature et par expérience, il est impossible de verrouiller une Constitution pour rendre impossible toute interprétation fantaisiste.
Évidemment, il est toujours utile de formuler le maximum de recommandations possibles, mais force est de reconnaitre qu’une Loi fondamentale est toujours un condensé. Partant, la seule possibilité est, au-delà de la bonne foi, d’être commandée par l’esprit républicain que garantit l’éthique. Cette dimension éthique est au cœur du projet démocratique. Sa portée, est, que, entre autres, elle conçoit la prise de parole sous le double rapport du droit à l’expression et du devoir d’honorer la parole donnée. Plus prosaïquement, le sujet, qui a la latitude d’exercer devant ses pairs son droit à se faire écouter et à être entendu, est, de facto, lié par l’exigence de respecter sa parole.
Cette réciprocité du droit et du devoir, dans la culture wolof, établit entre l’Homme et la Parole, une relation d’une étroitesse qui frise l’osmose : Nit/Kàddu. Cette valeur fait partie de celles constitutives de « l’humanitude » ; lesquelles sont donc universelles. C’est pourquoi, les hommes, au-delà de leurs différences ethnique, religieuse, territoriale et politique peuvent partager le même idéal de liberté, de fraternité et de justice sociale. Et étant donné que la réalisation du projet républicain est largement tributaire de son appropriation par les citoyens, alors les différents protagonistes du jeu politique sont mis en demeure de veiller scrupuleusement à l’exemplarité des actes qu’ils posent.