LA GRANDE CONFUSION
Le Sénégal est devenu un pays où l’on ne croit plus que le menteur ; où l’on soupçonne la personne honnête ; où les «insignifiants», sans connaissances ni moyens intellectuels et spirituels, ont confisqué la parole
Confusion totale. Le Sénégal est devenu un pays où l’on ne croit plus que le menteur ; où l’on soupçonne la personne honnête ; où les «insignifiants», sans connaissances ni moyens intellectuels et spirituels, ont confisqué la parole
Dans ce pays, l’on a renoncé à toute ambition de devenir meilleur. Il y fourmille des détournements sans détourneurs, des viols sans violeurs, des crimes sans criminels, des arrivistes cyniques et pervers.
Dans ce pays, il n’y a plus de débat. Les médias qui ont vocation à structurer leur espace de sorte à rendre possible les échanges de perspectives sur des questions essentielles ont abdiqué. Le nouveau type de sénégalais a renoncé à l’affrontement sur les idées. Il est devenu un fantôme. Virulent mais invisible. Destructeur mais inconsistant. Grâce ou à cause des réseaux sociaux, c’est une bouche nocturne aux propos invérifiables qui corrodent le jugement, détruisent les réputations d’hommes et de femmes de bien, préparent les lynchages. Ce fantôme est dans la rumeur qui, soit dit en passant, n’est rien de moins qu’un virus.
Dans ce pays, l’excellence sonne comme une abstraction, un non-sens. Le crétinisme, la manipulation et le chantage étant les armes de ceux qui imaginent que le bien consiste dans leur réussite personnelle, leur pouvoir, leur fortune et la satisfaction de leur avidité.
Ces catégories de personnes gagnent en audience alors que celles qui sont porteuses de sens et de savoir, celles qui ont autorité à dire, sont tristement mises à l’écart.
Confusion, oui. Trahison aussi. A quoi servent nos intellectuels et nos guides religieux ? Par essence l’intellectuel est celui qui nourrit le lien social, pour que ne soient rejetés dans les marges ceux qui subissent sans pouvoir dire. Il a donc une responsabilité sociale qu’il lui faut assumer. Hic et nunc. Mais pas seulement. Il doit parler et agir pour les générations actuelles, répondre pour et devant les générations futures.
Dans ce pays, pour paraphraser le philosophe Julien Benda, les «clercs» sont dans la trahison. Ils ont abandonné la défense des valeurs fondamentales pour sombrer dans les passions du verbe et de l’action rémunérés. Certains se disent patriotes. Mais leur patriotisme tient plus à «l’affirmation d’une forme d’âme contre d’autres formes d’âme».
La plupart de nos guides religieux et intellectuels ont répondu à l’appel du pouvoir et de ses privilèges. Ils y ont perdu leur dignité et leur honneur. Références mortes et enterrées.
DE LA RESPONSABILITE DES INTELLECTUELS
D’autres se sont réfugiés dans ce qu’ils appellent la «Société civile». A notre sens, la séparation de la «Société civile» et de l’«Etat» procède d’un contresens théorique. Elle est devenue un alibi pratique dont le cynisme permet surtout à des intellectuels de se présenter en héros de la «Société civile» quand ils sont en réalité les hommes et femmes les plus efficaces dont dispose le système de domination et d’oppression.
Dans ce pays, rien n’a plus de sens pour personne. Personne n’a plus peur de rien. En l’occurrence, ne serait-il pas nécessaire de redéfinir un autre usage de la peur qui rende possible un rapport positif entre elle et la responsabilité ? Reconsidérer la peur non comme faiblesse ou pusillanimité, mais comme signal mobilisateur précédant l’art de se poser et de poser les bonnes questions. Celles qui sont productives et qui font avancer les problèmes au lieu de tout paralyser dans une même attitude de refus pétrifié. En vérité, nos différentes postures procèdent de cette peur : peur de l’autre, peur des affrontements discursifs, peur des éventualités…
Et maintenant, qui pour sauver ce pays ? Qui pour aider à lever les yeux, tourner la tête, s’étonner… lorsque nos élites font obstruction à tout mouvement d’arrachement, à toute prise de distance initiale dans la quête légitime de l’égalité des droits, de la vérité et de la justice ?
La réflexion suivante d’Albert Camus est à méditer, de ce point de vue. «J’ai appris qu’il ne suffisait pas de dénoncer l’injustice, il fallait donner sa vie pour la combattre».
Voilà qui est dit.