LES BONS RESSENTIMENTS, ESSAI SUR LE MALAISE POST-COLONIAL
La décolonialité indexe « l’autoscopie comme acte de trahison ». Par son positionnement, elle exonère de tout et s’invite sur le « champ finalement commode, où personne n’est responsable, sinon la colonisation » et l’esclavage
Parce que l’air du temps consiste à expliquer que tout ce qui advient au continent est le fait du traumatisme colonial, écrire sur l’Afrique en des termes peu amènes, aux antipodes de la pensée dominante, est devenu problématique, voire une faute. C’est pourquoi, El Hadj Souleymane Gassama, dit Elgas, l’auteur de ,« Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial », invite à une inquiétude éloignée des préjugés tenaces. Il est donc question de faire l’éloge d’une réflexion qui ose s’aventurer hors des sillons tracés par le communautarisme, et de la « quête d’authenticité » qui travaille un champ décolonial sommant de rentrer dans le moule, sous la surveillance des adeptes de « la nostalgie de l’innocence perdue ».
Aussi l’auteur va-t-il s’employer à « disséquer l’écosystème global de l’aliénation et de sa forme la plus orageuse et la plus blessante, le ressentiment ». Et de remarquer que si la nouvelle vulgate consiste en « l’hostilité à la France » par exemple, force est de constater que cela « n’est plus un frein » à la promotion aux dénonciateurs. La dépréciation de l’Afrique n’étant plus de mode, place par conséquent au discours décolonial. Comble de l’ironie, avec les médias français devenus des « façonneurs de réputation », notamment les plus prestigieux d’entre eux, « on ne peut plus dire que les voix contestatrices d’un ordre colonial soient marginalisées ». Elgas met ainsi en lumière la violence symbolique repérable dans le fait que la dynamique de reconnaissance du talent, voire de la notoriété des artistes, écrivains et autres intellectuels africains, est initialement célébrée en occident. Une façon de pointer du doigt la difficulté qu’il y a à mettre en œuvre une unité continentale et à sortir du discours déclamatoire.
Il s’y ajoute que, pour avoir compris la puissance manipulatrice que charrie « la flatterie du peuple et de ses instincts », des chefs d’Etat en mal de notoriété , empêtrés dans des problèmes de mal gouvernance et de corruption, se feront les chantres de la décolonisation. Et les voilà exonérés de tout, du moment que l’occident , nommément houspillé, est désigné comme étant à l’origine de tous les maux dont souffre l’Afrique.
Peu importe alors le bilan de l’accession à la souveraineté nationale et internationales, les richesses pillées et planquées dans les banques occidentales par les élites au pouvoir !
En tout de cause, il s’avère pour l’essentiel, que les indépendances n’ont pas apporté les ruptures attendues mais ont plutôt comprimé les espérances, obligeant beaucoup d’enfants d’Afrique à rêver d’un ailleurs plus clément. Partir, pour nombre d’entre eux est désormais une inéluctabilité, faisant ainsi de l’occident une bouée de sauvetage, une échappée possible, un eldorado à atteindre, quitte à braver le désert, les mers et les océans. Le faisant, ils exhibent une désespérance qui met à nu leurs désillusions et l’incurie des élites dirigeantes . Le dire n’est pas la manifestation d’une haine de soi mais plutôt l’expression d’une lucidité conquérante. Car nul doute que « si le continent avait vaincu ses problèmes fondamentaux », il serait non seulement devenu attractif pour ses enfants mais plus encore, ces derniers auraient autrement soldé leurs comptes avec la colonisation, en se réappropriant leur propre destin. En lieu et place, la décolonialité indexe « l’autoscopie comme acte de trahison ». Par son positionnement, elle exonère de tout et s’invite sur le « champ finalement commode , où personne n’est responsable, sinon la colonisation » et l’esclavage.
Le fief de l'incolonisable des peuples
Elgas développe une perspective autre, car pour lui , demeure « une part incolonisable, bastion imprenable de la résistance ». Colonisation et incolonisation se posent donc dans l’unité et la conflictualité des contraires. Aussi, « l’incolonisation » diffère-t-elle de la décolonisation, car ne signifiant « pas le geste de se dévêtir au bout du cycle, mais celui de ne pas porter un refus d’origine ». En cela, il se différencie du paradigme décolonial contre lequel il proteste puisque ce dernier est dans l’abdication de l’initiative. Elgas de noter, qu’à « regarder le temps long de l’histoire des peuples et des sociétés africaines, leurs patrimoines, leurs mémoires, leurs empires, leurs systèmes politiques, il y a une barrière, une frontière de la pénétrance des idées exogènes ». C’est précisément à ce niveau de la résistance inexpugnable que gît « le fief de l’incolonisable des peuples ». Réifier la colonisation pose ensuite un autre problème, car en lui faisant la part belle, on s’exclue du même coup de l’à-venir, comme suggéré dans la dualité tradition/modernité. Une grande arnaque en effet que de considérer la modernité pour l’occident et la tradition pour les sociétés africaines. Convoquons alors la différenciation entre « Faire l’histoire » et « faire de l’histoire ». Si « faire de l’histoire » est affaire d’ experts s’échinant à présentifier l’absence (le fait historique), « faire l’histoire » est par contre une réalité incontournable dont toute société est comptable, parce que obligée dans son tête-à-tête avec la nature, de trouver de quoi se nourrir, se vêtir, se loger, etc. Une façon de dire que « les sociétés africaines ne sont pas des actrices passives de l’histoire ». Elles l’ont écrite et continuent de le faire, et en le faisant, elles se posent en créatrices d’inédits. Aussi, importe-t-il plus que tout , de « réussir à avoir…des aires de discussion, des espaces de dialogue apaisés qui n’en réfèrent pas toujours à l’extérieur pour cultiver une conversation sans illusion et sans fétichisation d’un âge d’or ».
Loin de la « passion triste » nourrie par la rancœur et l’amertume, Elgas appelle à une énergie positive, parce que créatrice de ruptures paradigmatiques, dans le sens où elle se remet en question, bouscule le statu quo. Une pensée de l’initiative donc, qui refuse de s’épuiser dans la seule réaction, au risque de créer « les conditions d’une nécrose des idées ».
A travers cet essai rythmée par une écriture vive, tripale, Elgas s’inscrit assurément dans le sillage des ouvrages qui bousculent , avec fraîcheur et bonheur, les lettres sénégalaises et africaines. Avec Mbougar Sarr, ils sont de cette génération de jeunes et talentueux écrivains, défaits de tout complexe d’infériorité et/ou de supériorité, pour assumer les exigences d’une pensée décorsetée, libérée des a-priori et des atavismes.
Ne s’interdisant rien, en rupture avec la victimisation et la défausse, Elgas explore les mille et une nuances de la liberté de création. Ni momification, ni déification, ni gourou, ni maître, il s’autorise toutes les audaces. Avec lui, la vie reprend ses droits, portée par une insouciance joyeuse.