SÉNÉGAL : ANTHROPOLOGIE DE LA COLÈRE
La colère est la chose la mieux partagée au Sénégal, aujourd’hui. C’est l’expression d’un trop plein pour cette société de croyants, docile malgré les apparences, et longtemps soumise aux diktats d’un État présidentialiste fort
La colère est la chose la mieux partagée au Sénégal, aujourd’hui. Les raisons en sont multiples et se sont particulièrement accumulées au cours des deux dernières années, même si les causes profondes du mal remontent à bien plus longtemps. Cette colère collective vient de tous bords y compris de la diaspora, existe dans toutes les strates de notre société, et se manifeste de plusieurs manières, parfois explosive, souvent étouffée, mais toujours perceptible et symptomatique d’un ras le bol généralisé. C’est l’expression d’un trop plein pour cette société de croyants, docile malgré les apparences, et longtemps soumise aux diktats d’un État présidentialiste fort, gangrené par le népotisme et qui a du mal à distinguer entre les intérêts partisans des hommes au pouvoir et la nécessité d’équilibre social, gage de stabilité et de sécurité pour tous. C’est également le couvercle explosé d’une marmite bouillonnante de toutes ces « affaires » tortueuses et parfois saugrenues ; ces manigances politiciennes ; ce pénible et calculateur « ni oui, ni non » à une troisième candidature du président de la république ; l’usage disproportionnée de la force lors des manifestations et la question des infiltrations et usage de nervis toujours non élucidée ; ces citoyens qui ont perdu leur vie juste pour s’être exprimés dans la rue contre les excès du pouvoir ; ces prisons bondées de citoyens dont le seul tort a été leur accointance avec le parti « Patriotes Africains du Sénégal pour le Travail, l’Ethique et la Fraternité » (Pastef) ; ce sentiment de justice à deux vitesses ; ces corps de migrants flottant au large des eaux sénégalaises ; ces restrictions abusives des libertés des citoyens relevant d’une autre époque ; le muselage de la presse, sans compter toutes ces grèves de revendication sans fin qui ont dénaturé, entre autres, notre système éducatif ; et le tout, sur fond de cherté de la vie et de perte de valeurs républicaines cardinales dont la séparation des pouvoirs. Trop. C’est trop !
En empruntant le titre de la présente contribution à l’ouvrage édifiant de l’économiste et intellectuel camerounais, Célestin Monga, « Anthropologie de la colère : société civile et démocratie en Afrique noire » (L’Harmattan, 1994), nous restons conscients qu’il faudrait beaucoup plus qu’un article pour disséquer les dilemmes actuels de la société sénégalaise en pleine mutation. Toutefois, l’on s’exercera à esquisser, à l’aune des développements politiques et judiciaires récents, le sous-bassement de cette exaspération qui touche également la classe des intellectuels encore dotés de discernement. Cela consistera à relever les contradictions du pouvoir actuel qui auront fini de mener le « pays du dialogue », si cher à Senghor, au bord de l’implosion, faute d’espace démocratique sincère et inclusif pour transcender avec lucidité nos propres différences et adversités, et sauvegarder la paix sociale.
Le placement sous mandat de dépôt d’Ousmane Sonko ce 31 juillet, doublé de la dissolution, le même jour, du Pastef dont il est le leader, montre à suffisance l’acharnement des institutions étatiques instrumentalisées sur ce mouvement et la personne qui incarne l’espoir de millions de jeunes en âge de voter ou pas. Ce symbole de « libération » pour la jeunesse rejoint donc en prison les centaines de militants et sympathisants de son parti arrêtés arbitrairement, avec souvent comme seul tort de soutenir le PASTEF et son leader. En privant Ousmane Sonko de sa liberté, le pouvoir en place vient de « financer », gratuitement et bien avant l’heure, la campagne électorale de ce candidat déclaré de la jeunesse et des laissés-pour-compte. Plus besoin de « nemmali tour » pour décliner un quelconque programme, car désormais il est clair dans la tête d’une bonne frange de la population que le programme c’est l’assainissement de nos institutions galvaudées et le fonctionnement d’une justice impartiale pour plus d’équité sociale. Le régime en place n’a toujours pas compris que si Macky Sall a été élu en 2012, c’est essentiellement parce qu’il représentait aux yeux de l’opinion l’antithèse de Wade dont la gestion populiste et paternaliste de l’État avait fini par agacer les populations. S’il ne s’agissait que de développer des infrastructures et de surendetter le pays, Abdoulaye Wade serait certainement encore au pouvoir. Il était plutôt question de le remplacer par un profil relativement jeune et capable d’appliquer « une gestion sobre et vertueuse » et de mettre « la patrie avant le parti », d’après les propres mots de campagne du candidat Macky Sall, qui rappelons-le avait bénéficié d’un capital sympathie considérable auprès des populations durant les épreuves qu’il a subies en raison du traitement à lui infligé par le Président Wade, allant jusqu’à le faire déchoir de son poste de président de l’Assemblée nationale. Le candidat Sall avait donc été élu sur la base de la promesse de rétablir les valeurs que les citoyens avaient vu bafouées durant le magistère de Wade, dont la figure du fils et puissant « ministre du ciel et de la terre » dérangeait. Lui qui est né après les indépendances portait l’espoir d’une bonne compréhension de la jeunesse et allait contribuer à décomplexer un système encore fortement enraciné dans un logiciel françafricain. Que nenni. L’espoir naguère placé en Macky Sall s’est étiolé au fil du temps, d’abord avec l’implication de sa famille dans la gestion de l’État (rappelant le cas Karim Wade), ensuite la promesse non-tenue de créer des centaines de milliers d’emplois pour les jeunes, et après, vient tout un lot de déceptions y compris la gestion arbitraire de la chose publique avec, entre autres, le « coude présidentiel » posé sur plusieurs dossiers de l’État aux relents de concussion et de malversation financière.
Sans être exhaustif, l’on pourrait résumer les raisons de la colère en cinq points : L’indifférence du pouvoir aux priorités de la jeunesse ; la « clochardisation » de la justice ; le non-respect de la parole donnée ; l’anéantissement du rêve collectif et la tentative de musellement de la pensée libre.
L’indifférence du pouvoir aux priorités de la jeunesse
L’erreur fondamentale commise par le régime au pouvoir et ses soi-disant « penseurs », a été de croire que le soulèvement populaire de mars 2021 est imputable exclusivement à Ousmane Sonko et, qu’en le muselant, on pourrait mettre fin à ces « mouvements d’humeur ». C’est ainsi que sous le prétexte du « plus jamais ça », l’État a passé son temps à s’équiper pour corser la répression des manifestations à venir, plutôt que de s’investir à comprendre la colère post-COVID de la jeunesse et à y apporter les mesures idoines, afin que de tels excès ne se reproduisent plus. Les évènements de juin 2023 qui découlent, tout comme en mars 2021, d’une réaction de masse à une décision de justice prononcée contre Sonko, montrent bien que, même si le leader du Pastef en est l’élément déclencheur, les griefs formulés contre l’État du Sénégal et la mobilisation en elle-même, dépassent sa personne et même son parti. Ousmane Sonko est juste la personnalité qui a su cristalliser les frustrations de toute une jeunesse autour de son programme de bonne gestion de la chose publique et son idéal d’un panafricanisme affranchi des liens de la Françafrique. Ce qui correspondrait selon eux, à débarrasser d’abord le pays de ses dirigeants actuels taxés d’être à la solde de l’ancienne métropole, toujours présente, à la faveur du franc CFA et dans les différents secteurs de l’économie du pays. Par conséquent, les mouvements de révolte de la jeunesse sénégalaise doivent être compris comme le parachèvement de la décolonisation qui n’avait jamais abouti, en ce sens que nos économies sont encore fortement tributaires de notre relation avec l’ex-colonisateur. Cette jeunesse sénégalaise à l’instar de la toute la jeunesse africaine en pleine mutation
à l’ère de la numérisation, veut gagner sa dignité et redorer le blason du continent. Comme l’a dit Mme Hélène Conway-Mouret, sénatrice des Français de l’étranger, dans une interview au magazine Le Point : « Nous sommes face à une jeune génération qui est dans le rejet du colonialisme, qui n’a pas connu la Françafrique. En face, la France ne les fait plus rêver ». Pourtant les revendications de cette jeunesse de moins de 35 ans qui représente 75 % de la population, dans un contexte post-Covid, sont essentiellement liées à l’emploi, pour leur dignité et leur survie. Mais pendant ce temps, les ressources de l’État sont allées vers l’achat de matériel de répression pour la police et de guerre pour l’armée ainsi que pour la fête nationale du 4 avril a servi de décor pour une démonstration de force cette année. Or l’Etat, en tant que garant de la sécurité de tous les citoyens, doit rassurer le peuple, et beaucoup d’observateurs voyaient déjà depuis la fête nationale que le pouvoir avait bandé les muscles face à sa propre population et cela augurait de lendemains difficiles dans sa gestion des revendications de la rue. Or, même si l’Etat détient « le monopole de la contrainte ou violence physique légitime », toute violence qu’il exerce n’est pas justifiée, surtout en cas de réponse disproportionnée à une menace perçue ou réelle. Dès lors, lorsque son autorité est remise en cause, c’est la légitimité même de l’usage de la contrainte qui est interrogée.
La « clochardisation » de la justice
La justice est le principal baromètre dans un état de droit. Plus la justice est impartiale et respecte les droits de chaque citoyen, plus les citoyens lui accorderont leur confiance et se sentiront protégés et égaux devant la loi. Toute instrumentalisation de ce corps à des fins politiciennes contribue indubitablement à la déliquescence de l’État. L’état de droit est une finalité, un but ultime à atteindre. Mais il est, en même temps, une pratique constante au quotidien, qui devrait se renforcer et se bonifier par les règles du contrat social mis en place, et grâce aux garde-fous que lui impose la république et sa sacro-sainte séparation de pouvoirs. Lorsque les ministres de toutes les branches régaliennes de l’État sénégalais (Affaires étrangères, Défense, Intérieur et Justice) sont des juristes (avocate, droit-de-l’hommiste, magistrat et constitutionaliste respectivement) et que l’on voit l’état d’imbroglio politico-politicien dans lequel ce secteur de souveraineté s’est empêtré aujourd’hui, on se demande si l’on est bien au pays des juges Kéba Mbaye et Ousmane Camara. La cacophonie dans l’action et les contradictions dans la communication de ces ministères discréditent leur action et décrédibilisent leurs auteurs. C’est le cas du porte-parole du gouvernement qui avait justifié la décision de la levée du blocus de la police établi devant la résidence de Ousmane Sonko pendant près de deux mois, par le fait que ce dernier ne représentait plus une menace pour la société. Il disait en substance : « L'État a une mission de la gestion de l'ordre public... Aujourd'hui il n'y a plus de risque, plus d'appel à l'insurrection, il n'y a plus lieu de maintenir le blocus ». Et pourtant, une semaine après cette déclaration, le procureur de la République, lançait un réquisitoire dont les charges sont passées de 2, dont celle de vol de téléphone, à sept, puis à huit durant le même week-end du 28 juillet. Et précisément dans ces charges, il fait état, entre autres, d’appels à l’insurrection, contredisant ainsi le porte-parole du gouvernement. Cela n’est que la partie visible de l’iceberg tant cette justice s’est dévoyée et s’est compromise en se mettant au service du pouvoir et non de tous les citoyens, comme le démontre également la célérité avec laquelle les « dossiers judiciaires » portés par l’État sont exécutés, particulièrement lorsqu’ils concernent les responsables, membres et sympathisants du PASTEF. On pourrait même remonter au « dossier » Khalifa Sall, ancien maire de Dakar qui avait perdu ses droits civiques après sa condamnation pour détournement de la caisse noire de la mairie. Le dossier « Sweet Beauté » est en lui-même un tortueux cas d’un feuilleton de « malversation judiciaire » que l’on devrait enseigner dans les universités comme exemple à ne pas suivre. Avec l’instrumentalisation de la justice à des fins politiciennes, les décisions rendues dans les diverses affaires, portent à controverse, sont souvent fortement rejetées par l’opinion publique et débattues sur tous les plateaux de télévision par des chroniqueurs devenus « juristes moqueurs », comme le cas du verdict sur le chef d’inculpation de « corruption de la jeunesse » substitué à ceux de viol et menace de mort dont Ousmane Sonko était accusé. En somme, le régime en place a réussi à rendre à la misère la justice du pays, en la déshabillant de ses attributs d’apparat d’antan pour la vêtir en haillons et la laisser en errance, à la merci des « tailleurs et autres ferronniers » du droit.
Le non-respect de la parole donnée
Dans une démocratie, la légitimité repose sur la capacité des gouvernants à remplir pleinement leur part du contrat social qui les lie aux gouvernés. C’est ainsi que le respect des promesses faites durant les campagnes électorales pour solliciter le suffrage des citoyens, fait partie intégrante du contrat social, et le non-respect de la parole donnée devient une cause de rupture de ce contrat et de la confiance qui lient les deux parties. Prôner « la patrie avant le parti » pour ensuite agir dans le sens contraire, en est une illustration, comme le montrent les dégâts causés par le « ni oui, ni non » du président à une troisième candidature pour préserver l’ordre au sein des rangs du parti et de la coalition au pouvoir, au détriment de la patrie tenue en haleine pendant plusieurs années avec son corollaire de conséquences diverses allant jusqu’aux manifestations dans la rue et la répression qui s’en est suivi. Dans un État où les dirigeants ne respectent pas la parole donnée au peuple, l’autorité centrale se verra défiée. Prêter serment devant la nation, c’est jurer devant le peuple que le magistrat suprême travaillera pour l’intérêt de toute la nation. La période du « ni oui, ni non » à une troisième candidature en est l’illustration parfaite car lorsque le ministre de la Justice et professeur de droit constitutionnel se dédit, après avoir clairement indiqué que « nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs », en se basant sur la Constitution du Sénégal, pour ensuite défendre bec et oncles que le Président Sall pouvait se présenter une troisième fois « s’il obtenait 2 millions d’intentions de vote ». Dès lors, on comprend bien le rejet de cette position par la population et la défiance à l’égard de l’État qui en découle, à cause de la nébuleuse qui s’est instaurée entre intérêts partisans avoués du ministre et le respect de l’acte fondamental du pays. Le discrédit est allé au point où, l’acte odieux d’attaque criminelle au cocktail molotov, d’un bus de transport en commun, a laissé dubitatif une partie de la population ainsi que des responsables politiques tant la parole du ministre de l’intérieur qui en informe la communauté en parlant d’acte terroriste ne fait plus autorité a causes de plusieurs antécédents. Le terme « terrorisme » a été banalisé avec tous les cas de soi-disant « terroristes » sympathisants de Pastef, dans les geôles de l’Etat depuis des mois sans qu’une suite judiciaire ne leur soit donnée. Le cas de la police justifiant à la face du monde, vidéo à l’appui, que les manifestations de juin dernier étaient émaillées de crimes commis par des nervis armés à la solde des manifestants, pour finalement voir que la vidéo n’était pas complète et que la personne identifiée s’était ensuite retrouvée aux côtés des forces de l’ordre, ce qui confirme la suspicion des populations quant à une manipulation politicienne. Cette séquence n’honore pas nos forces de sécurité réputées bien formées, même si elles sont restées dans le logiciel de répression héritée du système colonial. Les conséquences du non-respect de la parole donnée au sommet de l’Etat sont dévastatrices au niveau de la confiance comme socle entre gouvernants et gouvernés, et mènent à l’effritement de la légitimité du pouvoir.
L'anéantissement du rêve collectif
Chaque génération a besoin de rêver, de s’identifier à un leader charismatique qui l’aide à transformer ses attentes en réalité. La jeunesse sénégalaise n’y échappe pas, elle a besoin d'être occupée, de travailler et de contribuer au développement de son pays. Cette jeunesse avait placé son espoir en 2012 dans l’alternance générationnelle entre Abdoulaye Wade et Macky Sall, qui s'est finalement avéré être aux antipodes de ses attentes. Le Gouvernement, malgré quelques initiatives salutaires dont la Délégation générale à l’entrepreneuriat rapide des femmes et des jeunes (DER/FJ), n’a pas réussi à concrétiser ses promesses de création de centaines de milliers d'emplois. Le spectacle désolant des départs massifs de milliers de jeunes par la mer, vers l'Europe, marque l'échec de nos politiques publiques en la matière, même si ce phénomène des migrants va bien au-delà du Sénégal. À la veille de la production pétrolière et gazière qui est en soi une source d’espoir pour des lendemains meilleurs, l’image de ces jeunes désespérés qui prennent le large, au risque de leur vie, montre à quel point ils ont arrêté de rêver et de compter sur une amélioration de leurs conditions de vie sur place, au Sénégal.
Au-delà de la jeunesse, la classe politique sénégalaise dans son ensemble rêvait d'un espace politique sain, inclusif et propice pour l'épanouissement de la démocratie dans le pays, au vu des engagements et promesses du candidat Sall avant son accession au pouvoir. Mais elle a vite déchanté, particulièrement la partie de l’opposition qui ne s’est pas compromise, avec la mise en œuvre de la volonté du Président Sall de « réduire l’opposition à sa plus simple impression ». Le Sénégal, longtemps décrit comme la vitrine de la démocratie africaine, est encore aujourd'hui aux prises avec les questions des listes électorales, du parrainage des candidats, et surtout de la dépolitisation de l'organisation des élections. L'opposition a longtemps réclamé que les organisations au Sénégal soient placées sous la responsabilité d'une entité qui agit abstraction faite des questions politiciennes et cela montre à quel point le manque de confiance envers le ministère de l'Intérieur est patent. Cette opposition, organisée en grandes coalitions, se fissure aujourd’hui, au gré des intérêts individualistes et opportunistes, à moins de deux mois de la phase de parrainage qui édifiera sur la liste des candidats éligibles. Pendant ce temps, les errements de la majorité au pouvoir et particulièrement du leader de l’APR pour choisir celui qui portera l’étendard de sa coalition à la prochaine présidentielle, ont fini d’exaspérer la grande majorité des Sénégalais, en confortant l’idée qu’il n’y avait pas de plan B, et que cette cacophonie montre bien que le président de la République s’est abstenu à la dernière heure, de se présenter à la présidentielle de 2024, la mort dans l’âme. Le simple fait de confier la responsabilité du choix du candidat d’un parti politique à une personne, fusse-t-elle le chef de parti et président de la République, met en exergue les pratiques anti-démocratiques qui ont cours à l’APR, voire au sein de la coalition Benno Bokk Yakaar. L’organisation de primaires au sein du groupe pour identifier le candidat aurait été un modèle démocratique à suivre. On se souviendra qu’en 1997 l’inclination de Mandela pour Cyril Ramaphosa dont il disait qu’il était « le plus doué de sa génération » pour lui succéder à la tête de l’ANC n’était pas un secret, mais il a laissé le jeu démocratique se faire selon les règles internes du parti et porter Thabo Mbeki à la tête du parti, ce qui ouvrit à celui-ci les portes de la présidence de la République sud-africaine en 1999. Le rôle confié à Macky Sall est donc impensable dans une démocratie qui se respecte, et d’ailleurs au sein de l’APR se joue en ce moment même une guéguerre fratricide entre militants de la première heure et transhumants, pour influencer le choix du chef. Ce qui constitue sans nul doute une recette à l’implosion qui ne saurait tarder, avec son lit de mécontents et « rebelles » de la dernière heure. Nous voyons donc qu’on est à la fin du rêve collectif et au début des cauchemars pour tous.
Tentative de musellement de la pensée libre
Une dictature de la pensée sévit aujourd’hui au Sénégal. Être du côté de l’orthodoxie démocratique et des principes républicains est considéré par les tenants du pouvoir comme être un pro-Sonko et, par conséquent, s’exposer aux foudres des défenseurs du régime, qui semblent oublier que le Pastef n’a pas le monopole du patriotisme dans ce pays. Il y a un acte pernicieux de musellement des voix discordantes, qu’elles viennent de la rue, de la presse ou encore de la frange de l’intelligentsia qui refuse de se prostituer pour plaire au prince. C’est là où le combat des patriotes rejoint les principes de base de l’intellectualisme, à savoir la liberté de penser, de poser des questions et de remettre en cause le « désordre établi comme ordre », en toute responsabilité et contre tout diktat. Après la phagocytose d’ex-grands noms de la presse sénégalaise qui ont cassé leur plume naguère acerbe, pour mieux avoir accès aux doux salons aux lambris dorés du Palais, et devant les fermetures arbitraires de certaines chaines de télévision et les emprisonnements abusifs de journalistes et chroniqueurs, sans compter les restrictions répétées d’accès à la bande passante, le régime aura réussi à instaurer une psychose au niveau national, qui tue à petit feu l’expression libre. Devant cette situation, d’éminents intellectuels du Sénégal et de la diaspora avaient signé une lettre ouverte en mars 2023 pour « appeler le président Sall à la raison » devant ce qui apparaissait à leurs yeux et à la face du monde, comme une dangereuse dérive démocratique manifestée par « l’utilisation de la justice à des fins politiques ». En juin, un ticket intitulé « cette vérité que l’on ne saurait cacher », signé de Boubacar Boris Diop, Mbougar Sarr et Felwine Sarr pour qui « la situation en cours résulte de la dérive autoritaire du président » fait le tour du monde. Ce qui vraisemblablement, a horripilé le régime dont les sbires se sont empressés de leur apporter des répliques par presse interposée, révélant dans cet exercice, le degré élevé de malhonnêteté intellectuelle existant en leur sein. Mais nous verrons de plus en plus de voix s’élever urbi et orbi, de la part de l’intelligentsia, car ce moment est historique et les intellectuels opprimés au lendemain des indépendances, n’ayant pas pu accompagner les masses populaires en raison de la répression du système de l’époque, se donnent le devoir d’accompagner la jeunesse africaine à se libérer des derniers maillons de la décolonisation et des leaders complexés, pour affranchir leurs peuples. Et cela passe au Sénégal par la traction créée par le PASTEF et son projet, avec ou sans Ousmane Sonko, qui a tiré l’opposition de la plus simple expression à laquelle elle était réduite, vers une parité presque parfaite en matière de représentativité à l’Assemblée nationale. Il y a eu progressivement une érosion de la légitimité du régime en place et les résultats des urnes aux législatives et aux locales passées en sont symptomatiques.
Pour finir, nous avons une pensée pour Ousmane Sonko et toutes les personnes (entre 500 et 800, selon les estimations) détenues arbitrairement pour leurs opinions et leur engagement, mais l’on ne peut pas museler la pensée, disait l’autre, et leur combat continue à travers les voix encore debout et à travers le peuple sénégalais résilient qui a horreur de l’acharnement et du « deux poids, deux mesures » actuel de la justice au Sénégal, « Coumba am ndey ak Coumba amoul ndey ». Le cas du procès de Karim Wade l’a prouvé, lui qui a été le seul condamné sur une liste originale de 25 personnes qui devaient se justifier devant la Cour de répression criminelle (CREI), et qui a finalement bénéficié d’un soutien affectif de la population malgré les lourdes charges qui pesaient contre lui. Il est ancré dans l’inconscient collectif des Sénégalais que le chemin qui mène au sommet est semé d’embuches, dont l’exil et la prison sont les épitomes rédempteurs. Le philosophe Souleymane Bachir Diagne l’illustre éloquemment par sa traduction du verset 6 de la sourate 94 du Coran : « après chaque contraction, il y a une expansion », en d’autres termes « après la peine, il y a le gain ». Ainsi soit-il.