«LE PSE A MANQUE D’ARTICULATION ENTRE LA VISION, LES PROGRAMMES, LES PROJETS ET LES ACTIONS»
L’ancien ministre du Budget, Ibrahima Sarr, maître d’œuvre du plan Takkal sous le président Abdoulaye Wade est formel.
L’ancien ministre du Budget, Ibrahima Sarr, maître d’œuvre du plan Takkal sous le président Abdoulaye Wade est formel. Le Plan Sénégal Emergent (Pse), quoique bon référentiel de politique économique et sociale, souffre de l’absence d’un système national de planification devant permettre une bonne articulation entre la vision, les programmes, les projets et les actions. Dans cet entretien accordé à Sud Quotidien, l’ancien inspecteur du Trésor et Expert des Finances publiques qui s’est épanché sur les questions de gouvernance économique a regretté l’influence de la contrainte extérieure sur notre économie, non sans souhaiter voir le Sénégal mettre en place une grande banque semencière pour se prémunir de la guerre semencière mondiale, en sourdine. Dans une approche intimiste qui revisite par ailleurs son parcours dans l’administration, il s’est dit d’avis que le Plan Takkal exécuté vers 2011-2012 a réussi à sortir le pays du cycle des délestages et par conséquent à relancer l’économie Sénégalaise.
Monsieur le ministre, comment êtes-vous entré dans l’administration Sénégalaise?
Tout d’abord, il est bon à rappeler qu’après l’obtention d’une maitrise à la Faculté des sciences économiques et juridique à l’époque à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), j’ai chômé comme bien d’autres de ma génération. Ce qui était une bonne chose pour moi puisque j’en avais profité pour apprendre l’anglais pendant un an à l’Institut Sénégalo-britannique. Par la suite, j’ai tenté le concours de l’Ecole nationale d’administration et de magistrature (Enam). Et quand je l’ai fait, j’ai réussi en même temps avec Amadou Ba, actuel Premier ministre. Et nous sommes sortis ex aequo. Mais pour nous en départir, il fallait faire un tirage. Et moi, je n’ai pas accepté de faire ce tirage au sort parce que je ne voulais pas aller dans les régies qu’on qualifiait de régies d’argent. Je me suis désisté. Par la suite, j’ai choisi le Trésor public, Amadou Ba a choisi les Impôts et domaines et d’autres ont choisi la douane. Ironie du sort, je suis devenu ministre avant Amadou Ba. Mais, c’est au Trésor que j’ai vraiment fait ma carrière.
Comment s’est faite votre intégration au Trésor public ?
Au Trésor public, j’ai trouvé de grands chefs, notamment Mamadou Lamine Loum, un homme extrêmement brillant, à qui, je rends un vibrant hommage. Parce que pour avoir une grande carrière, il faut avoir un grand chef. Et un grand chef, il vous fait travailler. Il vous pousse à l’excellence, au travail bien fait. Et c’est ça notre chance. Je renseigne que nous sommes entrés à l’Enam au moment où l’Etat ne recrutait plus. Donc, quand vous sortez de l’Enam, vous devenez immédiatement chef. A peine admis à valoir vos compétences au Trésor, vous êtes aussitôt affecté dans une des régions du Sénégal pour une expérience. Après votre retour sur Dakar, vous devenez encore chef. Mais, au Trésor public, majoritairement, nos collaborateurs sont des cadres moyens extrêmement compétents puisqu’ils sont spécialisés en leur domaine. Donc, ils s’y connaissent très bien. Pour preuve, il est difficile de corriger leur travail parce qu’ils y sont spécialisés et compétents. En travaillant avec eux, on apprend énormément. En réalité, ils vous forment en tant que jeune cadre. Je regrette qu’on oublie souvent ces cadres moins qui font un excellent travail. A mon avis, ils méritent plus d’attention.
Quel est votre parcours au Trésor ?
Après avoir gravi des échelons au Trésor public entre 1990 et 1995, passant ainsi d’inspecteur principal, puis chef de division de la statistique et de la gestion prévisionnelle de la trésorerie à la Direction du Trésor public, j’ai quitté le Trésor public pour des études en France au Centre d’études et de recherches sur le développement (Cerdi) où je suis sorti major tout comme à l’Enam. Dans ce Centre d’excellence on y forme des spécialistes du développement. De retour à Dakar, dès les premières notes écrites, le cabinet du ministre de l’Economie et des finances a cherché à savoir qu’est ce qui a écrit de telles notes. Parce qu’il y avait u n e nette différence de qualités de travail. Je précise qu’en son temps, le pays reposait sur le Trésor. Et c’est comme ça que l’actuel président de la Commission de l’Uemoa, Abdoulaye Diop et moi, avons été recrutés en qualité de conseillers techniques, chargés des Finances publiques au Cabinet du ministre de l’Economie et des Finances. Entre temps, le Fonds monétaire international (Fmi) est venu à Dakar faire des tests pour recruter des économistes. J’ai postulé et j’ai réussi à tous les deux tests faits à Dakar. Et après, je suis allé à Washington faire les trois autres tests auxquels j’ai réussi également. En quittant Washington, on m’a dit que «tu es dans le pipeline. Donc, tu vas être recruté». A mon retour de Washington, j’ai informé le ministre de l’Economie et des Finances d’alors Abdoulaye Diop, qui me dit, «non seulement, tu ne partiras pas mais on te donne le poste de directeur de cabinet du ministre Délégué chargé du Budget». Avec Aguibou Soumaré, mon collègue du Trésor, nous avons travaillé en parfaite synergie jusqu’en 2008, date à laquelle j’ai été remercié en tant que ministre du Budget.
Comment et pourquoi vous avez été rappelé dans le gouvernement de Souleymane Ndéné Ndiaye?
En octobre 2010, je fus nommé dans le gouvernement de Souleymane Ndéné Ndiaye comme ministre délégué auprès du ministre de l’Energie Karim Wade, lui-même remplaçant de Samuel Sarr à la tête dudit ministère. Mais cette nomination s’explique par le besoin de trouver un homme qui connaissait bien les questions de l’énergie et les finances pour une bonne mise en œuvre du programme d’urgence de lutte contre les délestages sur initiative du ministre de la Coopération internationale, des transports aériens, chargé de l’Energie. Ma nomination à ce poste gouvernemental a facilité les choses. A peine installé, le travail a marché parce que j’avais beaucoup appris avec les cadres de Senelec que je salue au passage et j’avais une bonne connaissance de la gestion des finances publiques pour avoir occupé des hautes fonctions au ministère de l’Economie et des finances. Je rappelle que nous étions à moins de 2 ans de la Présidentielle de février 2012. Et les délestages étaient intenables. Donc, il fallait aller vite. D’où la juste trouvaille d’un homme alliant les deux à la fois qui n’est rien d’autre que ma personne en son temps.
Donc, vous avez été au cœur du plan Takkal ?
Bien sûr ! Le plan Takkal, c’est une période de ma carrière que j’ai bien aimée. Parce que c’est la première fois que je sors du ministère de l’Economie et des finances pour gérer une question d’urgence extrêmement complexe tant du point de vue de la faisabilité avec moins voire peu de ressources puisque ledit plan nécessité des centaines de milliards de francs CFA. Or, la crise financière de 2008 avait fini de contraindre les gouvernements des pays européens à intervenir pour éviter la récession économique. Donc, difficile de trouver des ressources financières. Cette situation s’est aggravée avec la crise grecque en 2010. D’où toute la complexité de la mise en œuvre dudit plan.
Concrètement, qu’avez-vous fait dans ce plan Takkal ?
Dans la mise en œuvre de ce programme d’urgence ou plan Takkal, en ma qualité de ministre délégué auprès du ministre de la Coopération internationale, des transports aériens, en charge de l’Energie, j’étais la boussole. Je demandais au ministre Karim Wade de ralentir ou d’accélérer quand il le fallait. Je le disais de tourner à gauche ou à droite, d’éviter les dos d’âne et lui exécutait. C’était ainsi fait parce que j’avais la carte de l’économie et la carte des procédures. Toutefois, je ne signais absolument rien en tant que ministre. Tout de même, tout se passait bien.
Et pourquoi ?
Parce qu’à l’époque, je disais qu’on doit mettre en place une roue. Et pour ce faire, nous allons mettre pièce par pièce. Et quand la roue commencera à tourner, nous allons la laisser tourner toute seule. Et c’est de cette façon-là que les problèmes de délestage ont commencé à disparaitre. En somme, je pense qu’à la fin du plan Takkal, certes tout n’était pas réglé, mais nous étions sortis du cycle des délestages qui étaient un frein à l’économie sénégalaise. Curieusement d’ailleurs, j’ai beaucoup aimé l’énergie. A la limite, je peux dire plus l’énergie que le budget, mon domaine de compétence. Je salue au passage les cadres de Senelec qui m’ont beaucoup apporté dans leur domaine. Avec eux, j’ai compris que lorsqu’il y a un problème dans un secteur quelconque, il faut réunir toutes les compétences autour de cette question pour trouver les solutions, premièrement. Deuxièmement, il faut un leadership. Troisièmement, les instructions du ministre doivent être appliquées. C’est seulement de cette façon qu’on peut réussir les progrès.
Après la perte du pouvoir du Président Wade en 2012, qu’êtes-vous devenu?
D’abord, je fais un fait un petit rappel pour préciser ceci : Je ne suis pas politicien. Mais, j’ai servi un pouvoir politique. Entre 2008 et 2010, j’étais dans le privé après avoir quitté le gouvernement de Cheikh Aguibou Soumaré, suite à l’affaire de dépassements budgétaires. Quand le président Wade m’a reçu, il m’a dit ceci : Toi là, tu es le ministre que j’ai remercié, qui rentre dans mon bureau avec un sourire. Et j’ai dit au président parce que j’ai un métier. Je suis inspecteur du Trésor. Deuxièmement, je suis fatigué. Donc, j’ai hâte de me reposer un peu. Et quand j’ai quitté, j’ai créé un cabinet. Six mois après mes congés, quelqu’un de la Banque mondiale m’a appelé pour un poste à Paris de la Banque mondiale, notamment à la Société financière internationale (Sfi) pour 10 000 euros. Mais, pour des raisons de famille notamment ma maman un peu âgée, j’ai décliné l’offre. Par la suite, la Banque mondiale m’a appelé pour me dire tu es la personne dont on a besoin pour ce portefeuille des investisseurs. Mais, j’avoue que je ne m’y connaissais vraiment pas. Après, elle (banque mondiale) m’a envoyé une équipe qui m’a bien reçu. Et puis, on m’a confié deux grands projets de près de deux fois 200 millions de dollars notamment la fameuse centrale de Tobène. Cette même société qui gère les phosphates de Matam. C’est à partir de ce moment que j’ai compris qu’on peut être dans le privé en faisant autant de résultats. Régler un problème d’énergie, tout comme aider un groupe à construire une centrale électrique ou exploiter une mine dans une localité comme Matam ou travaillent plus de 500 personnes relève aussi du développement. Depuis lors, je suis dans le privé notamment dans deux banques de la place, et je suis en même temps vice-président du Conseil d’administration de l’université Cheikh Anta Diop et je gère mon cabinet… Je donne également des conseils au gouvernement sur les questions économiques toutes les fois que je suis consulté.
De l’extérieur, quelle lecture faites-vous de la gouvernance du président de la République Macky Sall durant ces 12 ans de pouvoir?
J’avoue que je connais Macky Sall pour avoir travaillé avec lui. Parce que lorsqu’il (Macky Sall) était Premier ministre, j’étais le directeur de cabinet de Cheikh Hadjibou Soumaré. Donc, chaque matin, je rencontrais soit Macky Sall, soit son directeur de cabinet, Mahammed Boun Abdallah Dionne. Nous échangions. Par conséquent, j’ai beaucoup appuyé Macky Sall en tant que Premier ministre dans la mobilisation des ressources financières pour sortir de terre les grands projets du président Wade. Parce qu’on lui avait confié tous les grands projets de l’Etat. S’agissant de sa gouvernance, je pense qu’il a essayé de continuer dans la même lancée. En revanche, il y a une réalité que bon nombre de Sénégalais ignore. C’est l’influence de la contrainte extérieure. En termes clairs ; quand vous pilotez l’économie sénégalaise ou d’un pays, il y a des forces contraires extérieures qui sont extrêmement vigoureuses et qui s’opposent à vos orientations stratégiques. Ce que les politiques n’expliquent pas souvent. En revanche, le minimum de marge de manœuvre que nous avons doit être utilisé à bon escient.
Alors que peuvent réellement faire des Etats comme le nôtre face à ces forces extérieures vigoureuses, associées aux crises mondiales comme la Covid-19, la crise Russo-ukrainienne entre autres?
Sur cette question, j’avoue que le président Sall s’est beaucoup démêlé. Parce que sous son magistère, le monde a connu beaucoup de crises notamment l’aggravation de la crise alimentaire et nutritionnelle en 2014, la Covid-19 en 2020, la Russo-ukrainienne entre autres ont beaucoup anéanti ces efforts. Ces facteurs contraignants déséquilibrent tout et p a r conséquent entrainent une réallocation des ressources.
Pensez-vous que le PSE est un bon référentiel de politique économique et sociale ?
Sincèrement, je pense que c’est un bon référentiel de politique économique et sociale. Parce qu’il a fait l’objet d’un large partage aussi bien avec les cadres du ministère des Finances et du budget qu’avec les anciens avant toute validation par le gouvernement. Parce que le ministère est une famille.
Mais, sa mise en œuvre semble ne pas donner l’effet escompté. Quel est le maillon manquant de ce référentiel?
Il n’y a pas eu de cadre général de planification et de développement qu’on pourrait appeler système national de planification. Autrement dit, le Pse a manqué d’articulation entre la vision, les programmes, les projets et les actions. D’ailleurs, j’en profite pour rendre un vibrant hommage au défunt ingénieur statisticien, ancien Directeur général de la Direction générale de la planification et des politiques économiques, Pierre Ndiaye, qui était celui qui avait tout compris. Malheureusement, il n’a pas eu le temps de mettre en place le nouveau système de planification qu’il a lui-même initié. Que Dieu ait pitié de son âme et l’accueille dans son paradis ! Tout compte fait, j’insiste là-dessus parce qu’on a vraiment besoin d’un système national de planification.
Pourquoi tenez-vous à la mise en place d’un système national de planification?
J’y tiens, parce que ça évite de faire du pilotage à vue. Avec un système national de planification, on a une lecture nette de l’état des lieux. D’où est-ce qu’on va ? Comment y aller ? Qu’est-ce qu’on va avoir à tel horizon (année) ? Combien va-t-on avoir pour tel investissement ? Autant de précisions sur notre modèle économique qui va nous permettre de pouvoir faire face aux chocs d’où qu’ils viennent. Parce que qui ça puisse être demain, s’il ne comprend pas et ne règle pas les questions de vulnérabilité économique, il n’ira pas loin. Autrement dit, ces promesses seront vaines.
Qu’entendez-vous par vulnérabilité économique ?
Je parle de contraintes extérieures parce qu’on ne produit presque rien. Nous importons tout. Par conséquent, nous sommes importateurs d’inflation. Et cela va de soi! L’inflation est un visiteur qui ne vous quitte pas facilement. A regarder de près, notre balance commerciale est depuis toujours déficitaire. Donc, nous sommes preneurs de prix. Et quand vous l’êtes, vous le prenez en plein figure. L’inflation crée un déficit, mais fondamentalement ça crée un déséquilibre entre ce que vous produisez et ce que vous consommez.
Après plusieurs tentatives notamment d’autosuffisance en riz lancée en 2017, rien de concret jusqu’ici. Comment résorber cette question de dépendance alimentaire?
Permettez-moi de dire ceci : S’il y a quelque chose d’aussi important à régler dare-dare, c’est bien la question agricole. Dans ce pays, on pense que pour régler une crise, il faut mettre de l’argent. Pour ma part, ce n’est pas le plus important. Pour régler une crise, il faut régler le problème de l’efficience du secteur ou on injecte de l’argent. D’abord avant de mettre de l’argent, je dois m’assurer que le secteur marche bien. Penser résoudre le problème d’un secteur en difficulté en injectant des liquidités n’aménage pas forcément les choses. Je veux pour preuve, les subventions aux intrants agricoles. L’Etat intervient sous la forme de subventions mais l’Etat n’est pas sûr que ces subventions aient bénéficié aux vrais agriculteurs.
Nos gouvernants ont-ils vraiment pris conscience du défi alimentaire mondial dans les prochaines années?
Il me semble bien que nous n’avons pas jusqu’ici mesuré ce défi planétaire. D’ailleurs, ils sont nombreux à ignorer que la question alimentaire sera au centre des politiques économiques et sociales dans les prochaines années. Parce que les phénomènes climatiques auxquels nous sommes confrontés sont en train de changer la géographie agricole mondiale. Il faut que nous sachions que les phénomènes actuels font qu’au Sud de l’Europe, précisément en Italie, en Espagne et Portugal, il est possible de cultiver comme nous ici. En Espagne, le gouvernement est en train d’aménager 100 000 hectares pour cultiver de l’arachide, le coton et la banane. Certes, ils ont des terres un peu artificielles mais, ils ont la technique pour adapter les cultures. D’ailleurs, ils l’ont mis sous serre. Il arrivera un moment où ils n’importeront plus. Dans cette optique, ils sont en train de se constituer une banque semencière de très grande envergure. Et il arrivera un moment où si l’on n’y prend pas garde, nous serons tenus d’aller acheter de la semence chez eux pour produire. Présentement, il y a une guerre mondiale sur les semences et peu sont au courant. Donc, nous devons faire tout pour disposer d’une grande banque semencière. Au pôle Nord, il y a une banque semencière qui a presque la superficie de Dakar où ils ont gardé des semences