QUAND DES PHARMACIENS TUENT LEUR PROFESSION
Touba, épicentre d'un trafic de médicaments aux ramifications insoupçonnées. Plus inquiétant encore, des fuites de médicaments depuis les hôpitaux et les pharmacies légales alimentaient ce marché parallèle
La vente parallèle des médicaments constitue un véritable phénomène de société au Sénégal en général. A Touba, la fraude est si «normalisée» que la profession de pharmacien y est banalisée. Du fait des enjeux liés à l’implantation des dépôts et à leur circuit de ravitaillement, les pharmaciens ne veulent pas se prononcer sur un sujet qu’ils trouvent «très sensible». C’est parce que, aussi, c’est une véritable mafia fructueuse que même des spécialistes n’osent pas dénoncer publiquement par craintes de représailles. Mode d’emploi d’une pratique dangereuse pour la santé. Bés bi a décidé de respecter l’anonymat de tous ceux qui ont participé à cette enquête.
80% des médicaments vendus dans les dépôts sont sans visa»
«Ils nous viennent des pays frontaliers ou de la sous-région : Gambie, Nigeria, Mauritanie. Ces produits ne devraient pas être commercialisés au Sénégal. 80% des médicaments vendus dans les dépôts sont sans visa», confie un pharmacien. Le pire dans tout cela, c’est que des pharmacies légales s’approvisionnent avec des médicaments frauduleux. «Il y a d’autres produits qui existent non seulement au niveau de ces dépôts-là, mais aussi dans les pharmacies et structures hospitalières. Parfois, ce sont des fuites de ces médicaments qui passent illégalement de l’hôpital vers le dépôt ou de la pharmacie vers le dépôt. De toute façon, c’est illicite. Ce sont des médicaments contrefaits», a-t-il révélé. Des médicaments que les pharmaciens jugent dans la plupart des cas «dangereux pour la santé des patients». «Même si le médicament qui se trouve dans le dépôt est de bonne qualité, il peut être dangereux parce que c’est sa délivrance qui fait sa qualité. Le médicament, son nom original, c’est le poison. Il peut soigner comme il peut tuer à la même heure. L’essentiel, c’est que l’usage soit bien assuré et si celui qui le manipule n’est pas bien outillé pour en faire un bon usage, c’est cela le danger. Vous venez dans un dépôt et vous dites que vous avez mal à la tête, vous demandez qu’on vous donne de l’aspirine, vous pouvez faire une inflation intestinale parce que vous avez des problèmes de gastralgie ou d’ulcère. Quand, il quitte la pharmacie ou l’hôpital, il peut être de bonne qualité. Mais quand il arrive au niveau du dépôt, les conditions de conservation peuvent être mauvaises et, enfin de compte, le médicament peut se transformer en poison», prévient le pharmacien. «Faux», rétorque un dépositaire : «Les médicaments que nous vendons sont les mêmes que ceux que le patient trouve dans les pharmacies». Pour prouver qu’ils sont de bonne qualité, il exhibe des documents sur lesquels les détails des commandes faites au niveau des pharmaciens de la place sont mentionnés. Il s’explique : «Le dépositaire qui fait sa commande paie comptant le pharmacien qui, à son tour, paie son fournisseur. Regardez, cette ordonnance a été prescrite par un professeur de la clinique d’urologie de l’hôpital Aristide Le Dantec. Si les médicaments n’étaient pas de bonne qualité, vous pensez qu’il n’allait pas renvoyer le patient ?» Cette notion d’efficacité des médicaments vendus dans ces dépôts vaut son pesant d’or et trouve toute son importance dans le débat qui l’entoure depuis plusieurs années. Un spécialiste de la santé éclaire : «La qualité des soins obtenus auprès du marché illicite est très en deçà des exigences qui permettent une efficacité optimale, c’est-à-dire une amélioration maximale de l’état de santé. Les conséquences de l’anarchie des ventes de médicament sur le marché illicite sont autant d’ordre sanitaire qu’économique. Ce sont ces deux composantes que nous allons développer successivement…»
Les conséquences sur la santé des populations
Trois grandes causes sont à l’origine des défauts de qualité des médicaments vendus en dehors du circuit légal. Il s’agit, selon un agent de santé, «des phénomènes de décomposition, du manque de respect des bonnes pratiques de fabrication, de la présence de contrefaçon et des manipulations hasardeuses de la part des vendeurs». S’agissant de la décomposition ou dégradation du médicament, un pharmacien local explique : «La stabilité d’un médicament peut être définie comme son aptitude à conserver ses propriétés chimiques, physiques, microbiologiques et biopharmaceutiques dans les limites spécifiées pendant toute sa durée de validité. La stabilité des préparations pharmaceutiques dépend de paramètres extrinsèques (température, humidité et lumière) et intrinsèques (formulation galénique, conditionnement, matières premières) que le fabricant se doit d’évaluer par des études de stabilité (études de dégradation accélérée, études de stabilité en temps réel). Ces tests permettent de fixer une durée limite de conservation et des conditions de stockage (température inférieure à 30°C, comprise entre +3°C et +8°C, humidité… ).»
Défaut de conservation des médicaments
S’expliquant sur les conditions de stockage inadaptées, notre interlocuteur confie : «Ici, à Touba, ces normes de conservation s’avèrent difficiles à respecter puisque les températures dépassent couramment les 30°C avec un taux d’humidité élevé. Les conditions dans lesquelles sont vendus les médicaments sur le marché illicite altèrent inévitablement les propriétés physicochimiques des médicaments : l’exposition en plein soleil détériore rapidement les comprimés, l’humidité ambiante, accélère les processus de décomposition des molécules chimiques actives… Des produits hautement thermolabiles- tels que les vaccins, les suppositoires, l’insuline- sont négligemment disposés à l’air libre sur les marchés des pays en développement».
Par exemple, sur plus de 50 dépôts visités à Touba, 52% présentaient ce type de produits sans autres précautions, 15% les conservaient dans des glacières, 5% possédaient un réfrigérateur et les autres ne possédaient pas de médicaments photosensibles ou thermosensibles. Les mauvaises conditions de stockage affectent gravement la qualité des médicaments de la rue. De son côté, la dénaturation du principe actif et/ou de la formulation galénique (excipients) affecte les propriétés thérapeutiques et donc l’efficacité du médicament. La date de péremption représente la limite audelà de laquelle les standards de qualité ne sont plus garantis. Malheureusement il arrive que la forme pharmaceutique soit déconditionnée et il n’est plus possible de savoir si le médicament est utilisable. Ensuite, les vendeurs semblent s’arranger de façon à pouvoir dissimuler la date si celle-ci est passée. Ils posséderaient, d’après certaines indiscrétions, des appareils permettant de modifier les inscriptions sur les blisters ou les dates.