LES DÉFIS D’UN SCRUTIN À ENJEUX
Maurice Soudieck Dione dresse un panorama des forces en présence pour les législatives, identifiant notamment trois blocs majeurs issus de recompositions politiques. Il pointe les débauchages et retraits comme limites éthiques du jeu politique
Professeur agrégé de Science politique à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, Maurice Soudieck Dione, analyse l’actualité politique dominée par le processus électoral en vue des législatives du 17 novembre prochain. Dans cet entretien, l’enseignant-chercheur se prononce sur les enjeux et rivalités, sur le retour au pays annoncé de l’ancien chef de l’État Macky Sall mais aussi la stratégie d'Ousmane Sonko, président du Pastef, de faire compétir son parti sans aucune alliance.
À la lecture des différentes listes validées par le ministère de l’Intérieur en vue des législatives anticipées du 17 novembre prochain, quelle est votre appréciation ?
C’est une élection qui se caractérise par des enjeux politiques très marqués pour le contrôle de l’Assemblée nationale, une institution qui sera décisive dans la marche des affaires publiques. Pour le nouveau régime, obtenir la majorité au Parlement lui assure la réalisation de son programme ; alors que pour l’opposition, il faut peser effectivement dans le fonctionnement de l’Assemblée et réfréner la majorité présidentielle. Les forces politiques en présence sont constituées essentiellement autour de quatre grands pôles : le Pastef, la coalition « Jàmm ak Njariñ », la coalition « Takku-Wallu » et la coalition « Samm sa kaddu ». Cette nouvelle donne de la scène politique peut s’analyser autour de deux idées structurantes. D’une part, la consolidation du bloc PASTEF face à des forces politiques recomposées, ou autrement dit, des forces politiques recomposées face à la consolidation du bloc PASTEF. D’autre part, il y a la stratégie de l’inter-coalition, comme mutualisation des forces politiques recomposées au niveau des départements, pour maximiser la pêche aux suffrages et profiter ainsi au mieux du scrutin majoritaire à un tour. La stratégie de l’intercoalition avait été déterminante dans les scores de l’opposition, notamment pour les coalitions Yewwi Askan wi et Wallu Senegaal lors des élections législatives du 30 juillet 2022. En effet, la majorité présidentielle n’a pu obtenir la majorité parlementaire qu’à un siège près, 83 contre 82 pour l’opposition, à la suite du ralliement du député Pape Diop de la coalition Bokk Gis Gis Liggéey au camp de Benno Bokk Yaakaar.
Peut-on s’attendre à une élection ouverte ?
C’est une élection ouverte. En effet, il y a des recompositions politiques intéressantes de l’opposition à travers trois blocs essentiellement. D’abord, le bloc de la recomposition de la famille libérale avec la coalition TakkuWallu dirigée par le Président Macky Sall, composée de l’Alliance pour la République (APR), du PDS (Parti démocratique sénégalais), de Rewmi d’Idrissa Seck, de Bokk Gis Gis de Pape Diop, des Libéraux démocrates réformateurs (LDR/Yessal) de Modou Diagne Fada, du Parti des libéraux et démocrates (PLD/And Suqali) de Oumar Sarr, et de leurs alliés. Ensuite, le bloc de la recomposition de Benno Bokk Yaakaar autour de la coalition « Jàmm ak njariñ » de Amadou Ba, initiateur de la Nouvelle responsabilité avec les dissidents de l’APR, du Parti socialiste (PS), de l’Alliance des forces de progrès (AFP), de la LD/MPT (Ligue démocratique/Mouvement pour le parti du travail), du Parti de l’indépendance et du travail (PIT) et de leurs alliés. Enfin, il y a un troisième bloc de recomposition de la coalition Yewwi Askan Wi à travers la coalition « Sàmm Sa Kaddu » dirigée par Barthélémy Dias, et constituée autour de Taxawu Senegaal de Khalifa Ababacar Sall, du Parti de l’unité et du rassemblement (PUR) de Serigne Moustapha Sy, du PRP (Parti républicain pour le progrès), de Déthié Fall, de l’Alternative pour la relève citoyenne (ARC) de Anta Babacar Ngom, des Serviteurs de Papa Djibril Fall, du mouvement Gëmm Sa Bopp de Bougane Guèye Dany, de l’Alliance générationnelle pour les intérêts de la République (AGIR) de Thierno Bocoum. Le contexte peut être favorable au discours de l’opposition avec la cherté du coût de la vie, les difficultés d’insertion professionnelle et sociale des jeunes, la recrudescence de l’immigration clandestine, les problèmes liés aux inondations, etc. Mais il faut reconnaître que le nouveau régime hérite d’un lourd passif ; et que sur toutes ces questions, il faut des mesures structurelles qui ne peuvent pas être mises en œuvre dans le court terme. À cela s’ajoutent, les problèmes liés aux libertés démocratiques avec l’arrestation d’opposants, d’activistes et de journalistes. Or les Sénégalais sont très sensibles au respect de leurs droits et libertés. En tout état de cause, il faut également relever une maturité certaine de l’électorat, qui a généralement tendance à donner une majorité parlementaire au président nouvellement élu, afin de lui permettre de dérouler son programme.
A qui profite, selon vous, cette pléthore de listes ?
La pléthore de 41 listes en lice pour les joutes électorales du 17 novembre profite aux partis et coalitions les plus forts. Cela est essentiellement dû au scrutin majoritaire à un tour au niveau des départements où sont élus 112 députés sur les 165 ; et avec une seule voix de différence, le vainqueur remporte tous les sièges. C’est ce qui explique également la stratégie de l’inter-coalition consistant pour les acteurs à regrouper leurs forces politiques dans les départements pour maximiser les chances de victoire. On comprend dès lors que le scrutin majoritaire à un tour au niveau des départements et le nombre élevé de listes défavorisent les partis et coalitions les plus faibles.
Comment analysez-vous le retour annoncé de l’ancien chef de l’État pour battre campagne ?
Dans l’histoire politique du Sénégal, les chefs d’État ont tendance à prendre du recul par rapport à la chose politique après qu’ils ont été déchargés de leurs fonctions, à la suite d’une démission, comme pour le Président Senghor, ou à la suite d’une alternance démocratique comme en 2000 avec l’élection du Président Abdoulaye Wade et en 2012 avec l’élection du Président Macky Sall. En effet, le Président Senghor s’est retiré en France pour laisser à son successeur le soin de prendre ses marques. Le Président Diouf après sa défaite électorale en 2000 a observé une réserve sans ambiguïté en s’éloignant de l’arène politique et de la conduite des affaires publiques. Le Président Wade également avait pris du recul par rapport au jeu politique pendant plusieurs années, jusqu’aux législatives du 30 juillet 2017, lorsqu’il a été porté à la tête de la coalition gagnante Wattu Senegaal autour du PDS. Le Président Wade y a été poussé à cause de l’acharnement contre son parti et surtout contre son fils Karim Wade, emprisonné dans la traque des biens mal acquis par une juridiction d’exception réactivée, la CREI (Cour de répression de l’enrichissement illicite) avec de graves et flagrantes violations du droit et de ses droits. Quant au Président Sall qui revient 6 mois après avoir quitté ses fonctions, dans un contexte où la question de la reddition des comptes est annoncée, il n’est pas exclu qu’il cherche à protéger ses arrières, son clan et son camp. D’autant plus que les opérations de reddition de comptes ont souvent été des opportunités de construction hégémonique et de règlement de comptes politiques comme du reste l’ont été, la mise en place de la CREI sous Diouf en 1981, les audits de la gestion socialiste sous le Président Wade, et la traque des biens mal acquis sous le Président Sall. Il faut également ajouter que le Président Sall qui est resté à la tête de l’APR est le seul à pouvoir fédérer ce qu’il en reste. Ensuite, en libérant ses alliés pour reconstruire l’APR comme le Président Wade l’avait fait en 2012, le Président Sall se projette sur les échéances électorales à venir, et l’hypothèse d’un retour en 2029 n’est pas totalement à écarter.
À votre avis, Macky Sall a-t-il les moyens pour créer la surprise comme l’avait fait Sonko en 2022 ?
Il faut dire que c’est la même stratégie de l’inter-coalition qui avait été mise en place au niveau des départements par la coalition Yewwi Askan Wi et la coalition Wallu Senegaal en juillet 2022 qui est reconduite par la coalition Takku-Wallu dirigée par le Président Macky Sall et la coalition Sàmm Sa Kaddu dirigée par Barthélémy Dias. Mais il faut tenir compte du contexte politique. En effet, il y a une division de fait de l’APR en raison du combat fratricide mené contre l’ex-Premier ministre Amadou Ba, qui explique qu’il en ait tiré toutes les conséquences en mettant en place un cadre politique dénommé la Nouvelle responsabilité autour duquel est organisé la coalition Jàmm ak Njariñ. En plus, le Président Sall a quitté le pouvoir il y a juste 6 mois. Pendant les trois dernières années de son magistère, entre 2021 et 2024, toutes les limites ont été franchies dans la négation et la transgression de l’État de droit, l’instrumentalisation de la justice et la violation des droits et libertés des citoyens. Il a par ailleurs poussé le cynisme jusqu’à reporter l’élection présidentielle à 24 heures de l’ouverture officielle de la campagne électorale, un fait inédit dans l’histoire mondiale des pratiques anti-démocratiques, qui a favorisé l’élection d’un opposant dès le premier tour de scrutin de la l’élection présidentielle du 24 mars 2024 avec 54,28% des voix.
Que vous inspire également cette guéguerre sur fond de débauchage des responsables que se livrent certaines coalitions de l’opposition ?
Il faut faire la part des choses. Chacun a le droit d’opérer ses choix politiques et d’en assumer les conséquences. Mais il faut une certaine éthique dans le jeu politique notamment par rapport au retrait de certains candidats. En effet, ce sont les candidats eux-mêmes qui donnent aux différentes coalitions leurs dossiers avec tous les documents nécessaires. Donc il y a une volonté objectivement établie d’être candidat. On comprend alors difficilement qu’ils puissent se rétracter au dernier moment en portant préjudice à leur coalition, parti ou mouvement politique. Le Code électoral doit saisir de tels comportements afin que les candidats ne puissent plus se retirer après la publication des listes par la Direction générale des élections, à la suite de l’analyse de la recevabilité juridique de celles-ci. Pour ce qui est des problèmes de l’inter-coalition Takku-Wallu et Jàmm ak Njariñ à Guédiawaye, c’est sans doute un prolongement des conflits qu’il y a eu au sein de Benno Bokk Yaakaar lors de la présidentielle du 24 mars ; ce qui rend difficile les retrouvailles entre ces deux coalitions.
Que vous inspire cette stratégie de Sonko d’aller vers ses élections sous la bannière de Pastef ?
La démarche de PASTEF est compréhensible pour plusieurs raisons. En effet, aller aux élections législatives sous sa propre bannière est d’abord une manière de rechercher une majorité cohérente, stable et efficace pour la mise en œuvre du projet de PASTEF. C’est aussi une manière de contrôler et sécuriser les élus du parti. En effet, au regard de l’article 60 dernier alinéa de la Constitution du 22 janvier 2001 : « Tout député qui démissionne de son parti en cours de législature est automatiquement déchu de son mandat ». Or, cette disposition ne saisit pas dans son champ d’application les députés élus sous l’étendard d’une coalition. Il faut rappeler également les contradictions que PASTEF a vécues sous la 13ème législature, installée le 12 septembre 2022. D’abord à travers les divergences dans la coalition Yewwi Askan Wi, notamment avec le mouvement Taxawu Seneggal par rapport à la participation au dialogue national de 2023 pour décrisper le jeu politique et ramener dans la compétition Khalifa Abacar Sall et Karim Wade, écartés à la suite d’affaires politico-judiciaires. Il en va de même avec la coalition Wallu autour du PDS avec laquelle Yewwi Askan Wi avait formé une inter-coalition au niveau des départements. En effet, de très fortes divergences sont apparues au sein de cette entente politique concernant la conduite à tenir face à Benno Bokk Yaakaar, notamment par rapport à la motion de censure initiée par les députés du PASTEF contre le Premier ministre Amadou Ba, qui n’a recueilli que 55 voix favorables, et qui n’a pas été soutenue par les 27 députés du groupe Wallu qui se sont abstenus. La stratégie du parti PASTEF d’aller seul aux élections législatives permet également de capitaliser sur le coefficient personnel de Ousmane Sonko. En effet, lors des élections locales de janvier 2022, il a mené une campagne nationale pour Yewwi Askan Wi et a contribué à la victoire de la coalition dans plusieurs collectivités territoriales. En juillet 2022, après l’invalidation par le Conseil constitutionnel de la composante des titulaires de la liste Yewwi Askan Wi qu’il dirigeait, Ousmane Sonko a également battu campagne pour faire élire les suppléants de la liste. Lors de la présidentielle de 2024, le candidat qu’il a choisi, Bassirou Diomaye Faye, a remporté la victoire dès le premier tour avec 54,28% des voix. Mais il faut dire également qu’il y a eu l’apport des alliés de la coalition Diomaye-Président et qu’il y a eu de surcroît, un détournement référendaire de l’élection : pour ou contre la continuité du régime du Président Macky Sall.
Quelle lecture faites-vous de la décision rendue par le Conseil constitutionnel sur les recours en annulation des candidatures de Barthélémy Dias et Ousmane Sonko ?
Le Conseil constitutionnel a rejeté pour irrecevabilité les recours tendant à invalider pour inéligibilité les candidatures de Ousmane Sonko, tête de liste de PASTEF et de Barthélémy Dias, tête de liste de la coalition Sàmm Sa Kaddu, respectivement par les décisions E-12- 0001 et E-17-0001 du 10 octobre 2024. En effet, le Conseil a considéré que les requérants ne pouvaient pas se fonder à bon droit sur les dispositions de l’article LO. 184 du code électoral, aux termes desquelles : « En cas de contestation d’un acte du Ministre chargé des élections pris en application des articles L. 179, L. 180 et LO. 183, les mandataires des listes de candidats peuvent, dans les vingt-quatre (24) heures suivant la notification de la décision ou sa publication, se pourvoir devant le Conseil constitutionnel qui statue dans les (03) trois jours qui suivent celui de l’enregistrement de la requête. » Le Conseil a estimé que la question de l’inéligibilité d’un candidat ne fait pas partie des cas limitativement énumérés par l’article LO. 184 qui vise d’abord les actes de l’administration résultant de l’analyse de la recevabilité juridique des listes et des candidatures sur la base de l’article L. 179 ; ensuite les actes pris sur la base de l’article L. 180 sur l’utilisation des couleurs, sigles ou symboles, qui sont attribués en cas de contestation par ordre d’ancienneté ; et enfin l’arrêté de publication des listes de candidats retenues, qui renvoie à l’article L0 183. Donc, sur tous les actes administratifs en relation avec les cas sus indiqués, les mandataires peuvent saisir le Conseil constitutionnel. Mais il en est autrement pour le contentieux de l’inéligibilité prévu par l’article LO. 182 qui dispose : « Après le délai de cinq (05) jours prévus à l’alinéa premier de l’article L. 179 et ce, jusqu’à la date de prise de l’arrêté publiant les déclarations reçues, s’il apparaît qu’une déclaration de candidature a été déposée en faveur d’une personne inéligible, le Ministre chargé des élections doit saisir le Conseil constitutionnel qui statue dans les trois (03) jours de la saisine sur la recevabilité de ladite candidature. Si les délais mentionnés à l’alinéa premier ne sont pas respectés, la candidature doit être reçue. » Or, des recours pour inéligibilité concernant Ousmane Sonko et Barthélémy Dias n’ont pas été déférés à l’attention du Conseil par l’administration et dans les délais requis. Dès lors, le juge constitutionnel a rejeté purement et simplement comme irrecevables les prétentions des requérants. Il faut encore préciser que les dispositions de l’article LO 182 sont spécifiques aux élections législatives. Car, en ce qui concerne l’élection présidentielle, l’article L. 127 du Code électoral prévoit pour tout candidat le droit de réclamation contre la liste des candidats devant le Conseil constitutionnel, dans les 48 heures qui suivent le jour de l’affichage de la liste. En tout état de cause, au-delà des considérations d’ordre juridique, il est salutaire dans une démocratie que toutes les forces politiques notamment les plus représentatives, participent aux élections ; il y va de la crédibilité du jeu, mieux encore de la légitimité et de la stabilité des institutions, donc finalement, de la paix sociale