LE CNRA ET LE PROCÈS HABRÉ
Il y a bien longtemps, déjà, dans ma vie d’éditorialiste fougueux que je ne suis plus, c’était au quotidien Le Matin, vers la fin des années 1990, je m’en prenais, à plusieurs reprises, à ce que j’appelais alors les absurdités de certaines lois et arrêts juridiques. L’affaire devenant récurrente, feu Babacar Kébé, dont la suavité nous manque (Dieu garde son âme en son paradis), m’avait appelé un jour, comme il l’avait déjà et souvent fait en différentes occasions, pour modérer mes ardeurs : «Mais Pape Samba Kane, le droit, ce n’est pas de la logique», me disait-il, en réplique à ce qu’il avait nommé mon «syllogisme flamboyant»- ou quelque chose d’approchant, nous nous souvenons tous de son sens de la formule colorée.
Le droit, ce n’est pas de la logique ? Cette assertion n’a jamais arrêté de m’habiter jusqu’à ce qu’un jour, bien des années plus tard, un autre juriste, plus jeune que feu Babacar Kébé quand il me balançait ça, un avocat, Me Ousmane Sèye –il doit s’en souvenir, cela ne date que de l’an 2012, peu avant l’élection présidentielle – me servait la même chose ; non pour argumenter contre mes écrits, mais, lors d’une conversation téléphonique, me dire combien il avait, au contraire, apprécié une chronique que j’avais publiée dans le Populaire sur un sujet de droit. Il fallait alors croire que j’avais bien retenu la leçon de feu
Babacar Kébé ? Voire ! Voire, parce que les praticiens du droit, tous les jours, nous donnent des raisons de croire que le droit devrait épouser quand-même un peu plus de logique pour, à défaut de mieux nous administrer, mieux nous faire accepter son administration de nos affaires, parfois les plus personnelles.
Ce qui me fait faire tous ces rappels, c’est la réaction du Procureur général des Chambres africaines extraordinaires (Cae) à l’avis du Conseil national de Régulation de l’Audiovisuel (Cnra), émis il y a une dizaine de jours, contre la retransmission télévisuelle du procès de l’ancien Président tchadien Hissène Habrè. - Je voudrais ici, et tout de suite, indiquer que ce papier se veut hors des querelles entre les avocats du prévenu Hissène Habré et le procureur desdites Chambres ; querelles de charretiers indignes de ce niveau de responsabilité dans les deux camps. Il s’agit pour moi, de poser l’équation droit-contrelogique, à laquelle il faut adjoindre de la morale avec l’introduction de l’élément qu’est l’avis du Cnra – voici un débat que la presse a trop vite évacué, peut-être parce que la loi -le droit donc-, que le procureur des Cae a invoquée, a ce côté péremptoire et définitif si intimidant.
Et c’est pour dire que même si le droit se passe (ou peut se passer) de logique, ça ne donne nullement le… droit à quiconque de condamner définitivement n’importe quelle initiative sans en évaluer l’impact sur la société, quitte à réviser la loi. Surtout si, comme celle du Cnra, destinée soustraire le procès d‘Habré de cette passion qui la pollue déjà en son coeur, elle s’appuie, en plus et en dehors de la logique, sur une double voire triple légitimité : légitimité institutionnelle s’appuyant sur le droit justement (loi 06-04, du 4 janvier 2006) ; légitimité historique qu’elle tient de son ancienneté depuis le Hcrt ; enfin, last but not least, légitimité professionnelle depuis qu’elle est dirigée par Babacar Touré, et c’est non négligeable, parce qu’on aura noté que les décisions du Cnra sont, depuis l’installation de notre confrère, moins sujettes, sinon pas du tout sujettes à contestation au sein de la profession. Alors qu’avant, c’était polémique sur polémique à chaque avis de l’institution de régulation, révoltes et négation de son autorité !
Rien que cela, appelait une attitude plus attentive de la part des Chambres africaines extraordinaires, plutôt que de se réfugier derrière une loi (même d’exception) pour l’opposer de la façon péremptoire que nous avons tous notée, à l’avis, de toute façon très informée du Cnra, en plus de sa pertinence, cette fois-ci, morale. On va juger Hissène Habré pour des faits graves, des crimes contre l’humanité et d’autres assimilables, on va avoir droit à des témoignages, émouvants, dramatiques, tragicomiques peut-être, bref, de véritables rames humains, de part et d’autre des parties au procès vont s’y jouer, choses courantes dans les tribunaux et qui n’émeuvent peut-être même plus juges et avocats. Sortez ça des tribunaux, et ça devient un spectacle, avec l’énorme différence d’avec un spectacle ordinaire qu’ici, ça virerait à l’exhibitionnisme, au voyeurisme, en sus des risques de confusion généralisée et de pressions médiatiques diverses sur les juges.
Cette loi derrière laquelle se refugie le procureur des Cae pour balayer d’un revers de main l’avis du Cnra contre la télédiffusion du procès de Habré, est certainement pour quelque chose dans la stratégie du silence que compte adopter le prévenu lors des audiences ; sinon je ne vois pas pourquoi…
Pour finir, et parce que, malheureusement, dans un pays de confusion comme le nôtre de nos jours, il faut être plus clair que clair, je n’ai aucune sympathie pour Hissène Habrè ou ceux qui le défendent aussi théâtralement. De la même manière, je n’ai aucune sympathie, non plus, pour ceux qui se comportent comme si l’ancien Président tchadien était déjà condamné, et qu’il ne restait plus qu’à le conduire à
l’échafaud. J’ai convoqué tous les arguments de ce papier pour seulement qu’on fasse un peu attention, avec ce procès, à l’honneur de notre pays, si malmené ces quatorze dernières années. Et de ce point de vue, ne serait-ce que de ce point de vue seulement, on risque de se rendre compte un jour –peut être
qu’il sera trop tard- que l’avis du Cnra méritait mieux que de se voir opposer si sèchement le droit… On ne sait quelle loi d’exception !