LES MALHEURS DE DADO
''RAKI'', ROMAN D’ALIOUNE BADARA BÈYE, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION DES ECRIVAINS DU SÉNÉGAL
Les jours, les mois se succédèrent, désormais la préférence de Bakar était de plus en plus manifeste. Parfois il restait des jours et des jours sans franchir le seuil de la porte de Dado.
Le destin justicier ne pouvait rester insensible à la douceur de cette femme et, par un midi d’été où le soleil dardait de ses rayons les savanes éclairées, Dado sentit son bas-ventre bouger et une douleur aiguë s’empara de tout son corps, elle chancela et tomba sur son lit, les yeux tournés vers la porte béante.
Non ! Elle ne pouvait le croire, une ombre taciturne rendit son regard encore plus mélancolique. Elle pensait et rêvait, elle avait peur, cette peur qui s’empare des vierges au moment nuptial, cette peur qui attise les feux des tempes, raidissant les fibres du cœur comme pour accentuer le rythme déjà effréné de ce dernier. Une peur presque indéfinissable.
Cela ne pouvait être vrai ! Elle, la belle Dado, la ravissante Dado, jadis porteuse de la sève féconde du baobab, et qui frisonne aujourd’hui d’impatience de donner tout ce qu’elle a de plus cher.
Vingt ans de mariage avaient fait de la ravissante Dado, une femme vieille, reléguée au second rang, stérile et presque sans avenir. Elle ne put croire à cette providence venue de la crête des mers, cette justice que ramène le souffle limpide d’un poème qui se meurt.
Elle passa le reste de la journée enfermée dans sa chambre, parfois elle retombait dans un profond sommeil entrecoupé par cette douleur, cette même douleur qui dura toute la journée.
Le crépuscule perdait de ses teintes, la nuit couvait déjà les premières lueurs du soir, le clair de lune enveloppait de sa robe magique l’espoir d’un jour, et le même refrain retombait dans l’esprit de Dado
Prise d’une crise soudaine, elle martela l’oreiller de ses paumes, se redressa et presque en fuyant gagna la porte de Awa la sage
Arrivée au seuil de la porte, elle perdit un peu de son assurance et frappa presque timidement :
- Awa ! Awa ! La sage ne tarda pas à ouvrir, sa surprise fut totale, elle savait que Dado traversait des moments difficiles, mais jamais elle ne l’avait vue dans cet état.
Peut-être Dado avait-elle reçu le message d’un génie ?
Elle l’interrogea aussitôt et la prit dans ses bras tremblants, elle la secouait presque :
- Paix. - Paix seulement répondit Dado ! - Qu’est-ce qui ne marche pas alors ma fille ? lui demanda t-elle en lui caressant les cheveux. Ne me cache rien, je sais bien que ce n’est pas très brillant chez toi, mais tu peux compter sur mon silence.
Dado la fixa timidement, et après un moment :
Je veux que tu m’examines, car je ne me sens pas très bien.
La vieille Awa ne se fit pas prier deux fois. Elle mit en devoir de déshabiller Dado. Elle le fit avec finesse, de cette finesse digne d’une courtisane, pour ne pas froisser l’amour propre de la femme de Bakar.
L’examen dura une trentaine de minutes, elle examina les seins de Dado, ses mains, son nombril, elle se fit un devoir de bien voir la couleur des veines, leur raideur, plaçant souvent sa tête sur la poitrine de la jeune femme.
Cette visite fut presque méticuleuse. Rien n’échappait à la sage Awa. Son travail achevé elle se redressa et fixa Dado, en lui demandant :
- Dado, depuis quand tu n’a pas vu tes empêchements ?
- Depuis trois mois répondit sagement Dado.
La vieille Awa fit quelques pas dans la chambre, les yeux fixés au sol : - Dado ! Dit-elle, je me suis mise un peu à douter du pouvoir que m’ont légué les ancêtres. La mère de ma mère a transmis de mère en fille jusqu’à ma modeste personne, le pouvoir de lire entre les lignes, de découvrir la couleur des mains, reflet d’une maternité certaine.
- Elle m’a légué le pouvoir de reconnaître la pâleur des joues, la finesse du cou, la sensibilité des chevilles, la capacité d’affirmer sans risque de me tromper les premiers signes d’une grossesse. Ce que j’ai acquis des seins de ma mère est le pouvoir dont seule notre famille est dépositaire, c’est écrit sur les lignes de mes mains, gravé dans les lianes des forêts épaisses. Il ne peut mourir ce pouvoir, il est dans la tige superbe des rôniers. Il est dans le creux de mes mains, il est dans les écailles des sauriens somnolant sous l’ombre des palétuviers.
Dado, ma chère Dado, un miracle vient de se produire, car tu portes dans tes entrailles la bénédiction du destin, la récompense de tes efforts. Nul ne pouvait prédire qu’au bout de vingt ans de vie angoissée, la délivrance viendrait égayer et agrandir Lewu-Saré.
- Nul chasseur ne pouvait trouver asile sous l’ombre de cet arbre dépourvu de feuilles nourricières pendant presque un quart de siècle. C’est un miracle Dado et comme l’apparition d’une divinité cela ne se produit qu’une fois par siècle.
Allah est venu à ton secours, il a entendu les complaintes de ton cœur et dans sa bénédiction s’apprête à t’offrir le meilleur compagnon d’une femme.
Une chair issue de ta chair. Mais il faut éviter que Bakar le sache. Maintenant tâche de garder le secret aussi longtemps que possible, car les comères ne tarderont pas à aiguiser leur mauvaise langue et cela pourrait nuire et créer certaines déceptions. Tu as assez souffert comme ça. Mais Dieu est grand.
Dado, presque en confidence, l’air serein, répondit à Awa ; - Awa tu es la seule à connaître ma joie, et aussi mon secret.
Je n’ai jamais cru à la venue de cet enfant mais, j’ai fini par en être persuadée. Seulement, comme tu me l’as confié, je ferai tout pour que Bakar le sache le plus tard possible. Mais chaque fois que j’aurai des douleurs, je viendrai te consulter.
- Bien répondit Awa, mais c’est inutile que tu te déplaces, ma fréquence chez toi ne sera pas surprenante, car j’ai toujours eu de très bonnes relations avec toi. Elles s’étreignirent longtemps, solidaires de leur pacte. Un accord que toutes les deux ont conclu. Elles ont fait le serment de toujours garder leur secret jusqu’au jour de la victoire dans Saré-Lémou.
Dado regagna sa chambre et comme toujours retrouva sa solitude. De l’autre côté de sa chambre s’éleva un rire puéril et moqueur, ce rire qui pendant des nuits et des nuits hantaient ses sommeils.
Comme souvent, lorsque Dado retrouvait son isolement. Quotidien, elle rêva des courts délices. Doucement, ses paupières se refermèrent, elle s’endormit.
Une autre nuit-là, la pluie tomba jusqu’au déversement des cuvettes du Oualo.
Une autre nuit s’achevait à Saré- Lamou ! Cette nuit là, la pluie tomba, elle tomba jusqu’au déversement des cuvettes du Oualo.
La pluie était abondante et furieuse, on n’entendait plus les rugissements des lions qui avaient regagné leurs tanières.
La chasse sera aujourd’hui dure car le gibier apeuré préférera emprunter la chaleur des feuillages.