‘’JE PARTAGE LES CRITIQUES DES AVOCATS DE LA DÉFENSE, IL Y A EU DES DÉFAILLANCES’’
REED BRODY, CONSEILLER JURIDIQUE ET PORTE-PAROLE DE HUMAN RIGHT WATCH, SUR LE PROCÈS DES CO-ACCUSÉS DE HABRÉ

Reed Brody est revenu largement sur le procès des complices de Hissein Habré, organisé par la justice tchadienne qui a rendu son verdict mardi dernier. Sept des 20 accusés ont été condamnés à perpétuité. Le conseiller juridique et porte-parole de Human right watch, qui a regretté une procédure accélérée qui n’a pas pris le temps d’examiner toutes les preuves, s’est réjoui tout de même du verdict prononcé par la cour de N’djamena, qui est l’aboutissement de 20 longues années de lutte acharnée contre l’impunité. Le porte-parole de Human right Watch a également exprimé ses attentes et celles des victimes du régime de l’ancien Président du Tchad par rapport au procès de Hissein Habré qui doit se tenir dans quelques semaines à Dakar avec les Chambres africaines extraordinaires. Témoin privilégié du procès de Ndjamena et acteur de cette longue traque de Hissein Habré, Reed Brody raconte cette exaltante expérience.
La justice tchadienne a prononcé des peines lourdes à l’encontre d’anciens responsables de la Dds, la police politique de l’ancien régime de Hissein Habré. Sept d’entre eux, dont Saleh Younouss et Mahamat Djibrine, ont été condamnés à perpétuité. Etes-vous satisfait du verdict ?
C’est une décision qui va bien au-delà de ce qu’on attendait. Parce qu’il y a non seulement la condamnation de 20 responsables du régime de Habré mais encore une condamnation de l’Etat tchadien et des condamnés à verser 75 milliards de francs Cfa de dommages et intérêts.
L’arrêt demande la mise en place d’une commission pour faire exécuter cette décision. Plus encore, l’arrêt exige du gouvernement, la création d’un monument pour les morts et la transformation du siège de la Dds, la police politique de Habré, en musée.
C’est donc une victoire sur toute la ligne. C’est la plateforme des victimes depuis plus de 20 ans. C’est-à-dire la condamnation, le dédommagement et la reconnaissance des lieux de mémoire. C’est le fruit de luttes tenaces qu’on est en train de récolter.
Au début, il y a eu beaucoup de critiques notamment sur la procédure. A l’arrivée vous dites quoi ? Ou est-ce que vous mettez ces irrégularités dans le compte du passé ?
Nous avons été et nous sommes toujours critiques vis-à-vis de la procédure qui était une procédure accélérée à la différence de celle des Chambres africaines extraordinaires ici à Dakar. Une procédure qui a auditionné plus de 2 500 personnes, qui a commis des experts pour décrypter les structures répressifs de Hissein Habré et procéder à des confrontations.
A l’audience, ça se voyait qu’il y avait des choses qui auraient pu être établies à l’instruction. Il était plus question d’anecdotes de tel ou tel a été torturé ou pas que d’examiner la structure répressive. Le procès, bien que suivi massivement par les victimes, n’a pas été médiatisé comme on l’aurait souhaité pour un procès de cette nature. Mais bon tout est oublié maintenant.
Est-ce que vous pensez que ça été un procès juste et équitable ?
Il y a eu des défaillances dans ce procès. Et sincèrement, je partage les critiques des avocats de la défense.
Que disait la défense ?
Qu’il y avait des parties civiles qui sont venues au dernier moment. Elle disait que la procédure n’avait pas pris le temps nécessaire pour préparer. La justice n’a pas pu situer les responsabilités individuellement.
La défense disait qu’on ne peut condamner quelqu’un seulement parce qu’il était le chef de la Dds. Je partage cet avis. Est-ce qu’on a pris le temps de montrer à l’audience, ce que cette division a fait. On peut se poser cette question. J’espère que le procès qui aura lieu ici à Dakar sera beaucoup plus appréciable. Un procès qui va montrer les compétences de la justice africaine.
Donc est-ce qu’on peut dire que ce procès a été une parodie de justice qui avait comme objectif, de condamner coûte que coûte les complices de Habré ?
Non. (Il se répète). C’est aller trop loin de dire que cela a été une parodie de justice. Seulement, nous attendons plus des Chambres africaines extraordinaires. Le pouvoir judiciaire tchadien avait aussi des moyens limités pour organiser ce procès. Il n y avait pas de budget. C’est d’ailleurs ce qu’on nous opposait quand on exprimait des critiques.
Mais, hormis cela, on peut dire qu’il y avait quand même des moments de très grande émotion. Quand les victimes ont été confrontées à leurs anciens bourreaux. Quand le président de la commission d’enquête, Mouhamad Hassan Abakar, a présenté son témoignage et qu’on a regardé le film de la commission d’enquête, la salle archicomble était en larmes. C’est donc un procès qui a eu de la valeur mais moins que si c’était bien préparé.
Il y a parmi les condamnés, Mahamat Djibrine et Saleh Younnous, les deux complices réclamés par les Chambres africaines. Vous êtes satisfait de leur jugement ou vous aimeriez que les Cae les jugent ?
Je pense que la question n’est plus d’actualité. Ils ne seront pas transférés. Maintenant la question c’est est-ce que le gouvernement tchadien va accepter que ces deux-là et les autres condamnés donnent leur témoignages aux Cae.
Parce que si on lit l’ordonnance de renvoi des juges d’instruction, qui est une ordonnance très bien structurée et motivée, on voit qu’ils puisent beaucoup des déclarations de ceux qui ont travaillé pour Hissein Habré y compris une dizaine de personnes qui sont condamnées.
Il ne faut pas que le gouvernement tchadien fasse obstacle à ce que ces personnes puissent venir à Dakar témoigner ou donner leurs témoignages par vidéo. Ce sont des personnes qui ont eu à agir directement avec Hissein Habré.
C’est une chose de condamner mais c’en est une autre d’exécuter les décisions rendues par la justice tchadienne, notamment les 75 milliards de francs Cfa. Est-ce qu’on a mis des mécanismes pour amener le Tchad à payer cette somme aux victimes ?
Le jugement demande au gouvernement de mettre en place, une commission chargée de son exécution avec des représentants du gouvernement le collectif des conseils de parties civiles. Donc, maintenant on sait que le gouvernement n’exécute pas très souvent les décisions judiciaires.
C’est d’ailleurs les raisons d’une grève judiciaire qui a perturbé ce procès. On attend de voir ce que le gouvernement va faire parce que c’est beaucoup d’argent. Par rapport aux pertes en vies humaines, ce n’est rien, mais on peut dire que c’est une forte somme.
Est-ce que ce verdict-là n’annonce pas celui de Habré ?
Bon, évidemment. Si des subalternes prennent la perpétuité... (Il ne termine pas la phrase, Ndlr ) Mais ce sont deux juridictions différentes. Les Chambres africaines ne sont pas liées à la justice tchadienne. Les Cae vont apprécier en toute indépendance.
En tout cas, nous ce qu’on veut, c’est un procès juste, équitable et transparent. Les victimes ont fait ce chemin (20 ans) pour traduire Hissein Habré devant cette juridiction. Et à travers ce jugement, l’Afrique doit montrer qu’il est possible de combattre l’impunité.
Vous étiez récemment au Tchad. Comment est-ce que les victimes préparent le procès de Habré, parce qu’il va commencer d’ici quelques semaines ?
Je pense que c’est le procès des complices de Habré qui avait occupé les esprits. Peut-être que c’est un avant-goût. C’est un procès qui s’est déroulé devant eux. Moi qui travaille depuis 15 ans sur cette affaire, je me suis rendu compte que les victimes ne doutent plus de la tenue de ce procès. On attend de voir ce que Hissein Habré dira ou ne dira pas à la barre. On est très préoccupés par la question de la retransmission du procès.
Parce que comme le procès va se dérouler à des milliers de kilomètres du Tchad, il est hyper important que les victimes puissent accéder au procès dans son intégralité et non par petites bribes. Les associations font un grand travail. Jacqueline Moudeina et Clément Abaifouta viennent de sillonner le Sud du pays pour mettre en place des points focaux pour que l’information puisse être relayée dans les deux sens.
Est-ce que vous avez les garanties que le procès sera retransmis en direct, parce que les statuts le prévoient ?
C’est prévu par les statuts. Sidiki Kaba, Garde des sceaux, avait annoncé que le procès sera retransmis. Le gouvernement tchadien l’avait dit également. On note des réticences de la part de l’Etat tchadien depuis un moment. Mais, il ne faudra pas que le gouvernement tchadien puisse imposer une censure aux images et à la diffusion de ce procès.
Peut-il le faire ?
Il peut refuser la retransmission du procès à la Télévision tchadienne. Il pourrait rendre difficile cette retransmission aux chaînes privées. Ce qui serait totalement inadmissible, c’est que cette censure va jusqu’à Dakar et qu’on empêche par exemple qu’on mette sur internet l’intégralité du procès.
Parce que c’est un procès au nom de l’Afrique. C’est un procès pour montrer que la justice africaine peut fonctionner.
Je pense que le Sénégal a tout à gagner en montrant ce qui s’y se passe à la face du monde. L’idée de base, c’est qu’il y ait un streaming avec un léger différé de tout le procès de bout en bout avec la capacité de faire des résumés journaliers. Aussi que ces images soient libres de diffusion. C’est-à-dire que Rfi, France 24, des Ong puissent reprendre les images à leur guise, pour en faire des programmations.
Qu’est-ce qui expliquerait la frilosité du gouvernement tchadien pour cette retransmission. Il a des choses à se reprocher ?
Les personnes qui viennent d’être condamnées faisaient partie jusqu’à une période récente, de l’Administration actuelle pour beaucoup d’entre eux. Idris Deby était, à un moment, le chef d’Etat-major des Forces armées et ça, pas à n’importe quel moment, en septembre noir. Mais quand même, il faut dire que le Tchad a beaucoup collaboré.
Si le gouvernement tchadien n’avait pas levé l’immunité de Hissein Habré, il ne serait pas jugé. Il a collaboré avec la justice belge. Il a travaillé avec la justice sénégalaise et avec les Cae. Il a contribué financièrement au procès.
Mais je constate, depuis un certain moment, qu’il y a crispation. Et je pense qu’il a tout à gagner à faire une pleine collaboration surtout sur les deux questions. La retransmission et le témoignage de ceux qui sont condamnés pour le procès de Habré.
Pour que la logique du procès aille jusqu’au bout, il faut ces personnes. Mais cela n’entacherait en rien la crédibilité du procès puisque les crimes du régime de Habré sont parmi les crimes les plus documentés de l’Afrique à travers les documents de la Dds. Sans le témoignage de ces personnes qui se trouvent au Tchad, il y a quand même beaucoup de preuves. Cela dit on ne voudrait pas priver du procès ces personnes.
Est-ce que ce sera le Tchad qui va assurer et financer le déplacement de certaines victimes ici à Dakar pour assister au procès ?
Ce sont les Chambres africaines qui vont financer le déplacement des victimes. Les autorités des Cae vont aller au Tchad la semaine prochaine, pour s’assurer de la bonne collaboration de la justice tchadienne. C’est quand même un procès historique. C’est la première fois qu’un Tribunal africain va juger un chef d’Etat hors de son pays.
Et du coup, le Sénégal devient l’épicentre de la justice internationale. Les louanges des Etats-Unis, du commissaire aux droits de l’Homme sont bien méritées. Et je tiens à remercier l’Etat du Sénégal. Ce n’était pas facile. On sait que Hissein Habré jouit encore de beaucoup de soutiens au Sénégal, mais cette volonté politique de s’attaquer à l’impunité mérite des applaudissements de tous les défenseurs des droits humains.