«NUL N’A LE DROIT DE SE DESINTERESSER DES CONSEQUENCES DE SES ACTES»
Wade a manqué de sens des responsabilités. Cela avait été le cas quand, chef de l’Éat, il avait pris à partie une communauté religieuse, décrié une confrérie, et stigmatisé une composante ethnique. La retraite ne l’a pas changé

Si l’on en croit le sociologue allemand Max Weber, l’homme politique, qu’il opposait à l’homme de sciences- et, j’ajoute, tout particulièrement celui qui prétend au titre d’homme d’État- doit avoir trois qualités : la patience, le sens des responsabilités et... le coup d’œil ! Pour son grand malheur Abdoulaye Wade a manqué des trois...
Il a manqué de patience car quelle urgence y avait-il à vouloir imposer à son fils une marche forcée vers le pouvoir suprême, alors que lui-même a mis des décennies pour venir à bout des sarcasmes (rappelez-vous des «thiakhaneries» dont l’affublait le président Senghor), de l’appareil d’État et de l’hostilité des grandes puissances et pour conquérir de haute lutte le titre de président de la République.
Karim Wade n’est qu’à la fleur de l’âge, quand son père a été élu pour la première fois à près de soixante quinze ans. A quarante ans il gérait le quart du budget de l’Etat, sans avoir le moindre mandat électif et sans même maîtriser la langue dominante du pays, celle qui avait permis à son père de retourner les foules et de mettre les rieurs de son côté.
A l’élection présidentielle de 2022 (dans l’hypothèse où le président Sall aura rempli deux mandats de cinq ans) il n’aura pas 55 ans et s’il gagne il ne le devra qu’à lui-même. Pour lui le temps est plutôt un allié. Dès lors pourquoi Wade impose-t-il aux ténors du PDS, dont certains ont deux ou trois décennies de combat politique derrière eux ou exerçaient des mandats électifs avant son arrivée au pouvoir, l’humiliation de céder leur place à un «gamin» qui n’a jamais rien conquis par lui-même ?
Wade a manqué de sens des responsabilités. Cela avait été déjà le cas quand, dans ses fonctions de président de la République, il avait, contrairement à ses prédécesseurs, pris à partie une communauté religieuse, décrié une confrérie, et stigmatisé une composante ethnique. La retraite ne l’a pas changé. Quand on a été, comme lui, le premier chef d’état élu démocratiquement à la tête de son pays et fait ainsi la démonstration que le vrai pouvoir est celui du peuple, on n’a plus le droit de jouer au pistolero, d’inviter à la désobéissance civile, d’appeler l’armée à la rescousse, de solliciter une intervention étrangère.
Dans une démocratie, la place d’un ancien Président de la République n’est pas dans le maquis, mais dans le très confortable fauteuil de la sagesse et du bon conseil, celui d’un homme totalement et définitivement libre…
Enfin, Wade, et c’est peut-être moins étonnant, à son âge, a manqué de coup d’œil. De sa maison de Versailles, de son balcon de Fann, il ne s’est pas aperçu que le pays avait changé. En 2000, 65 % des électeurs de 18 à 30 ans avaient voté pour lui, et ce sont les mêmes qui, dix ans plus tard, ont assiégé le Parlement pour le contraindre à reculer. Aujourd’hui plus de 40 % des Sénégalais ont moins de 14 ans, n’étaient donc pas nés quand il est arrivé au pouvoir et ne connaissent rien de lui. A le voir escalader difficilement les marches des escaliers, ils ne voient en lui que l’un des 2500 (deux mille cinq cents !) Sénégalais qui ont 90 ans ou plus ! Wade peut être encore pathétique, il ne peut plus prétendre à l’exaltation de la jeunesse. S’il avait eu un bon coup d’œil, il n’aurait pas parié sur son fils mais sur le Sénégal.
Mais il ne suffit pas de dire que Wade a tort et que son fils n’a fait que suivre ses pas .Si la classe politique sénégalaise, et d’une certaine manière nos institutions elles-mêmes, perdent un peu de leur crédibilité, c’est que ces défauts qu’on lui reconnait sont plus répandus qu’on ne pense. C’est pour cette raison que la condamnation de Karim Wade, si symbolique soit-elle, n’a de sens que si elle est le signe d’un vrai changement dans l’idée même que nos gouvernants se font de la politique. La CREI a enrichi des enquêteurs, elle n’a pas débusqué les sommes d’argent faramineuses que l’on attribuait au fils de l’ancien chef de l’état au début du procès. Mais elle a mis en évidence un système pernicieux de gestion du patrimoine public qui conjuguait trafic d’influence, favoritisme, prise illégale d’intérêts et, en fin de compte, abus de faiblesse à l’encontre d’un patriarche assiégé par des courtisans .Quand on a été « Ministre du Ciel et de la Terre », on ne peut pas affirmer tout de go qu’on a aucune responsabilité dans ce pillage. Toutefois la mission de la justice ne peut pas se réduire à poursuivre un homme, elle doit conduire à chasser le mal, non rendre gorge à quelques boucs émissaires, mais à faire comprendre à tous que « nul n’a le droit de se désintéresser des conséquences de ses actes » (1).C’est en ce sens que Karim Wade a manqué à sa responsabilité en boycottant partiellement son procès au lieu de faire face à ses accusateurs dont certains avaient été ses collaborateurs ou ses partenaires. Peut-être qu’à défaut de convaincre, un aveu d’inexpérience aurait touché ses juges.
Tirerons-nous, au moins, une leçon de ce long déballage ? Les hommes et femmes investis dans des responsabilités publiques sont-ils désormais prêts à ne pas nourrir ce qu’ils désapprouvent, à assumer les conséquences de leurs actes, à cesser de se justifier en mettant leurs erreurs sur le dos de leur marabout, de leur gestionnaire, de la fatalité ou du diable ?
Bien entendu, pour que cette mutation puisse s’exercer il faut qu’à leur tour, ceux qui gouvernent, et leurs démembrements, ne nourrissent pas eux-mêmes l’irresponsabilité .C’est pourtant ce qu’ils font lorsqu’ils n’ont le choix qu’entre obliger (emprisonnement) ou interdire (refus de toute manifestation). Ainsi, et à titre d’exemple, lorsque les médias d’état snobent les propos de Wade, même quand tout le pays est suspendu à ses lèvres, même lorsqu’il appelle à la condamnation de la violence, ils ne trahissent pas seulement leur mission de service public, ils font preuve de manque de confiance dans le jugement de l’ensemble des Sénégalais.
(1)Raymond Aron