"LE SECTEUR PRIVÉ NATIONAL A BESOIN D'UN ACCOMPAGNEMENT TRÈS FORT DE L'ÉTAT…"
MOR TALLA KANE (CNES)

Le Secteur privé national ne cesse de se plaindre de sa faible présence dans les marchés de l'État. Mais a-t-il vraiment les moyens de ses ambitions ? Peut-il rivaliser avec les entreprises étrangères ? Bénéficie-t-il de l'accompagnement nécessaire de la part de l'État ? Autant de questions que Mor Talla Kane, Expert du Secteur privé et Directeur Exécutif de la Confédération Nationale des Employeurs du Sénégal (CNES), aborde avec REUSSIR.
Quelle est votre lecture de la place de l'entreprise nationale dans les marchés de l'État ?
Il faut d'abord faire une cartographie de notre Secteur privé qui recouvre des réalités multiples et obéit à des modes de fonctionnement différenciés. Pour faire simple, disons que nous avons deux composantes visibles, le formel et l'informel.
Dans le secteur informel, nous avons une dominance écrasante des Sénégalais. Mais, le secteur formel, même s'il n'est pas totalement dominé par des capitaux étrangers, accueille une participation plus modeste des nationaux. A noter aussi, la forte présence du capital étranger dans les secteurs stratégiques.
Il convient de préciser qui est entreprise nationale ou entreprise locale ? Soit deux concepts qui renvoient à des choix en matière de promotion d'entrepreneurs sénégalais.
Une entreprise est communément dite "nationale" quand 51% du capital est détenu par des Sénégalais, contrairement aux entreprises dites "locale", du fait de leur implantation. L'un dans l'autre, la présence des Sénégalais reste faible même si les taux diffèrent, selon les secteurs. Dans le commerce et le BTP, il y a une forte présence mais moins dans l'industrie où nos compatriotes, d'origine libanaise, dominent.
Certes, on peut avoir une présence assez visible de Sénégalais, mais en structurant le capital, la taille, le chiffre d'affaires, on constate que leur place est très faible. Dans la banque, l'absence est plus criarde. Un secteur, presque totalement détenu par des étrangers. Ces dernières années, nous avons assisté à une sorte d'OPA des Marocains. Ce qui, aux plans stratégique et économique, pose un problème très sérieux. La banque n'est pas n'importe quelle entreprise. S'approprier un instrument financier n'est jamais innocent. Mais, ceci est un autre débat…
Pourquoi la faiblesse des sénégalais dans la banque ?
C'est très complexe car la banque est assise sur la confiance et fonctionne en réseau. Avoir des banques "nationales" suppose un soutien décisif de l'État. S'il ne s'engage pas auprès du secteur privé national, il lui sera difficile de s'y implanter. En Afrique francophone, nous avons moins que, chez nos voisins anglophones, une tradition dans la finance. Heureusement, des initiatives comme la BRM et la BNDE voient le jour et nous espérons avoir mieux, à l'avenir…
Nos compatriotes reproduisent cette faiblesse dans d'autres secteurs concurrentiels. Nous avons une fois de plus, raté un rendez-vous avec l'Histoire. Le contexte ayant permis, dans les années 60, à plusieurs pays d'initier une dynamique d'émergence, a été profondément modifié avec la mondialisation. Avec une réglementation stricte d'ouverture des marchés et de désarmement tarifaire, l'OMC a mis fin à toute velléité de protectionnisme, principal instrument d'émergence de ces économies. Ainsi, la mondialisation n'a ouvert des opportunités qu'aux économies ayant su construire un puissant secteur privé, moteur de compétitivité internationale à l'abri des barrières protectionnistes. Sous l'aile de l'État, ils ont créé des affaires et prospéré sans concurrence internationale.
Aujourd'hui, nos entreprises, même naissantes, sont confrontées à la concurrence internationale et étouffées dans l'œuf ou confinées dans des sous- marchés.
Peut-on faire mieux avec le privé national ?
Après réflexion, je me suis rendu compte que le Secteur privé n'a pas su exprimer aux décideurs sa principale contrainte. Il devrait dire : "nous sommes des acteurs économiques sénégalais, mais nous n'avons pas les capitaux nous permettant de jouer un rôle majeur, comme c'est souvent le cas, ailleurs". Beaucoup de pays ont bâti leur émergence en s'appuyant sur leur secteur privé national, porté par un État volontariste. Qui les a aidé à accélérer une accumulation de capital, mis par la suite au service de la puissance conquérante de leur économie. Sans un secteur privé national fort, point de souveraineté économique. Donc, aider à construire son secteur privé, c'est consolider sa souveraineté.
Parlant d'accompagnement, à quoi faites-vous allusion ?
L'État a créé des instruments stratégiques, FONGIP, FONSIS et BNDE venus rejoindre l'ADPME et le Bureau de Mise à Niveau. L'initiative est heureuse mais vu leurs faibles moyens, rapporté à l'immensité de la tâche, il faudra plus pour rivaliser avec les structures similaires des pays concurrents d'Asie ou d'Afrique du Nord. On parle beaucoup de PME. Je suis convaincu qu'elle doit être au cœur des choix de politiques économiques. Les autorités voient juste en y mettant l'accent. Mais, aucun pays ne s'est construit qu'avec des PME. De grandes entreprises sont nécessaires pour développer la PME avec, par exemple, la sous-traitance. Lors de la crise financière en 2008, les autorités américaines ont sauvé leurs grandes entreprises pour éviter un effondrement de leur économie. Porte-drapeaux d'une nation en assurant sa visibilité, elles structurent et exercent un effet d'entrainement sur le reste de l'économie.
Malheureusement au Sénégal, nos ex-champions, ICS, SOTIBA ont disparu et nos huileries, industries halieutiques… vivotent quand la SAR tient à peine debout…
Et si ces petites entreprises se regroupaient ?
Vous avez raison ! Il faut leur apprendre à cultiver des synergies et partenariats avec les grandes entreprises qui doivent développer un réseau de PME. Quand les ICS étaient au top, une floraison de PME vivait de sa sous-traitance. Une stratégie économique assise sur la PME ne saurait se réduire à une simple addition de petites unités sans relations, ni échanges entre elles.
L'approche PME n'est opératoire que si elles acceptent une normalisation et un développement de synergies dans un "esprit de grappe". Pour avoir la force et les performances pour aller à la conquête des marchés.
Au sud de l'Italie, Bangladesh, Chine ou Inde, des entreprises familiales sont dans cette dynamique, en particulier dans le textile, qui leur permet d'inonder le marché international avec une extraordinaire compétitivité.
Au Sénégal, cette approche reste à bâtir. L'État veut déjà accompagner les artisans, comme dans la menuiserie. Mais, il faut des exigences de production de masse qui ont pour nom respect des standards et des délais. Là où nous avons des faiblesses…
On a souvent tort de ne considérer que les facteurs matériels pour justifier nos contre-performances, en négligeant nos attitudes et comportements et une indiscipline notoire dans leur travail. Autant de facteurs qui empêchent d'être performants et compétitifs… Il y a du travail à faire si nos PME veulent exporter…
Est-ce pourquoi les entreprises étrangères raflent le gros des grands marchés ?
Un autre problème, surtout dans les infrastructures. La décision d'investissement massif dans les infrastructures a été salutaire et nous permet de rattraper un retard important dans la structuration de notre économie et booster la croissance.
Mais, autant je me félicite de cette orientation de l'ère Wade, autant je lui reproche d'avoir manqué d'ambition pour le secteur privé national et n'avoir pas fait jouer les effets multiplicateurs. Pire, ces investissements, en concentrant les marchés sur un cartel de 3 grandes entreprises dont une seule vraiment nationale, ont précipité la disparition de nombre d'entreprises sénégalaises. Les grands travaux ont induit une redistribution des cartes dans les BTP au profit presqu'exclusivement des 3 grandes entreprises, voire de la seule Eiffage. Incontestablement, le choix des infrastructures est pertinent, mais il aurait fallu mieux impliquer les nationaux pour une meilleure redistribution des ressources auprès de nos PME. Elles auraient eu l'occasion de remplir leur carnet de commandes et d'améliorer leurs compétences pour compétir dans la sous-région.
Faire travailler une entreprise étrangère se traduit par le rapatriement d'une bonne partie des fonds. Dans certains pays, même si cela prend plus de temps, on préfère, parfois, faire construire certaines infrastructures par la main-d'œuvre locale, pour favoriser une distribution de revenus aux populations.
Malheureusement, la contrainte du timing électoral est impérative pour un homme politique. On veut tout et le plus tôt possible. Pour des résultats à très court terme, les entreprises étrangères sont plus compétitives car plus solides financièrement et techniquement.
Les Sénégalais ont besoin qu'on fasse jouer la préférence nationale comme dans les pays où l'autorité se dit qu'un secteur privé fort est une exigence de souveraineté. Aussi, Eiffage Sénégal est une entreprise "locale", mais pas "nationale". Plus que la sémantique, les concepts ont un sens et des implications en termes de politique économique.
En s'en tenant aux règles de passation des marchés, rien à y redire, pas de reproche possible à Eiffage, une entreprise performante, d'avoir gagné. Mais avec des règles autrement faites, des entreprises réellement "sénégalaises" auraient pu gagner. Mais ces investissements massifs ont permis au cartel d'entreprises de gagner beaucoup d'argent au moment où les autres, sénégalaises, continuent de sombrer.
Comme il n'y a pas de préférence nationale, ni patriotisme économique, nombre d'entreprises sénégalaises vivotent. Le secteur des BTP est laminé. Sans discrimination positive, des majors se sont hissés au sommet et mis en difficulté les PME qui sont toutes sénégalaises. Pour leur donner une chance, je pense qu'il faut revoir la réglementation avec une dose de préférence nationale.
C'est bizarre Que les multinationales et les nationales soient à égalité en postulant pour un marché national…
Un vrai problème ! Je disais qu'une entreprise de droit sénégalais n'est pas une entreprise nationale.
Elle est, par contre, locale. On s'émerveille sur le développement exceptionnel de la Chine, mais on ne s'interroge pas sur les instruments mis en œuvre pour en arriver là. Certes, il nous faut plus d'entreprises étrangères qui peuvent contribuer grandement, à tous points de vue (ressources financières, technicité, transfert de technologie, etc.). Mais, il faut mieux organiser leur coexistence avec les entreprises sénégalaises qui pourraient en tirer le meilleur profit dans le cadre de partenariat gagnant-gagnant. Dans nombre de pays, plus près de nous au Maghreb, presque impossible pour une entreprise étrangère d'y exercer sans s'associer à des locaux. Ce que nous souhaitons voir dans la loi sur les PPP.
C'est donc le seul moyen pour éviter Que notre émergence ne soit portée Que par des entreprises étrangères ?
Pour émerger, les forces doivent venir de l'intérieur. Il faut une force de propulsion interne. Il faut savoir compter sur les entreprises nationales pour nous arracher du sous-développement. C'est bien un choix heureux qu'on ait eu le PSE, un pari sur l'avenir. N'oublions pas que si la remarquable conception est une chose, le pilotage en est un défi autrement plus important. Qui doit porter le PSE ? De toute évidence, le secteur privé national. Aussi, la société civile qui doit assumer sa préférence pour le patriotisme économique. On ne peut pas le faire porter par des étrangers même s'ils ont un rôle important à y jouer. Ce n'est pas du "nationalisme qui est la haine des autres mais du patriotisme, compris comme l'estime de soi".
La Côte d'Ivoire est un bel exemple. Si Houphouët Boigny n'avait pas construit un secteur privé national fort, l'économie de ce pays serait aujourd'hui laminée. En effet, dès que l'instabilité s'est installée, les investisseurs étrangers ont massivement déserté le pays. Cela donne une idée de l'importance stratégique qu'il y a d'avoir un secteur privé national…