DE L’ABSURDE AU SUICIDE
Naître et mourir ! Voilà deux actes, deux états, situés sur les deux extrémités de l’existence humaine. La naissance et la mort sont l’Alpha et l’Oméga de notre passage sur terre. L’un est le commencement de l’aventure fantastique, alors que l’autre en est le couronnement.
L’existence et la finitude s’inscrivent toutes les deux dans le registre de la fatalité des situations limites sur lesquelles l’action de l’homme n’a pas beaucoup d’effet. On ne choisit pas sa naissance et on ne choisit non plus rien de ce qui y est afférent : les parents, le moment et le lieu. Tout comme on ne choisit ni l’état de la finitude ni ses nombreuses implications.
La finitude est une condition existentielle imposée par un destin implacable qui transcende la volonté de l’individu. La vie n’est pas un choix personnel. «Il est sûrement faux, écrit Albert Camus dans L’homme révolté, de dire que la vie est un choix personnel.» On n’a pas le choix pour être né.
Mais le choix délibéré portant plutôt sur la mort que sur la continuité de la vie n’est pas du tout une absurdité, c’est-àdire un acte absolument gratuit et dépourvu de motivation. Tout acte suicidaire a une cause. Que la cause soit juste ou injuste, conforme ou non aux valeurs en vigueur, est une autre question.
En dernière analyse, ce sont les possibilités et les limites du sujet qui, selon Lombardi, fournissent la base des valeurs morales. On clame haut et fort qu’une fin brutale de la sorte ne saurait correspondre à nos valeurs intrinsèques et que le sens de l’absurde ne se trouve nulle part sur la ligne de notre orthodoxie.
Pourtant, les cas de suicide continuent d’être enregistrés dans les milieux des âmes foncièrement croyantes. La foi peut-elle servir de rempart contre le suicide ? Le sujet suicidant a-t-il une foi réelle au moment de l’acte ?
Dans certains cas, les sujets suicidants, après s’être remis de la torpeur, au lieu de se mettre à proférer des imprécations à la vie, au lieu de lancer des anathèmes aux responsables de leur situation accablante, évoquent le nom du Seigneur et demandent des excuses aux badauds pour la stupeur qu’ils ont causée. Le suicide, si l’on se fie aux apparences, peut bien s’accommoder de la foi.
Le suicide est vu comme un crime commis sur soi-même. L’on se pose la question de savoir si le sujet suicidé garde sa lucidité intégrale au moment de l’accomplissement de l’acte. Il n’est pas surprenant que certains pensent que le crime est une fatalité. On y procède, l’intellect étant mis en léthargie et les yeux bandés.
Ces réflexions préliminaires, parmi tant d’autres, teintées certes d’abstractions totales, sont largement inspirées au rédacteur de ces lignes par des souvenirs vagues et lointains qu’il garde encore d’un événement tragique passé à l’époque de jeunesse, dont il a été lui même l’un des nombreux témoins oculaires et qui a eu pour théâtre un quartier populaire situé à «SaintLouis du Sénégal, vieille ville française, centre d’élégance et de bon goût sénégalais» (Ousmane Socé Diop), où il a résidé pour un certain temps.
Ce qui est de nature tout de même à leur conférer, ne serait-ce que partiellement, leur caractère de concrétude. Cette tragédie fut celle d’une tentative de suicide par une personne à fleur de l’âge. L’acte suicidaire faisait suite à une altercation verbale d’une rare intensité, opposant la jeune personne à l’être qui l’a mise au monde.
Des paroles abominables ont été proférées de part et d’autre. Le regret et la honte étant à leur comble, la conscience morale du sujet ne pouvait plus supporter la pression barométrique des terribles remords. La suppression de la jeune conscience accablée, afin de se soulager de la douleur et de la souffrance, en mettant brutalement un terme à la vie, fut la seule issue fatale qui s’offrait.
Aux environs du mi-parcours de la nuit, l’acte fut commis par un saut mortel de la hauteur d’un immeuble annexe du Tribunal de la vieille ville. La tête de la victime, ou plus exactement, la tête du bourreau de sa propre âme, se fut d’abord écrasée sur l’asphalte. La chute était fatale.
Tout semble indiquer que le timing était bien prémédité. Et pourtant, la situation semblait revenir à la normale dans les petites heures écoulées juste après l’orage. Malheur et malédiction à ceux et à celles qui, au vu et au su du public, manquent de respect à leurs propres parents.
Voilà la moralité de l’histoire que les badauds, ou plutôt «The sad spectators of suicide» (Les tristes spectateurs du suicide) que nous fumes, comme disait le poète John Whittier, tentaient de formuler avec plus ou moins de perspicacité.
A coup sûr, le sujet de l’acte voulait se venger de la personne qui l’a offensé et qu’il a offensée lui-même, se faire pardonner et clore une plaie béante. Oui béante à tout jamais. Comment, même avec la maladie d’Alzheimer, effacer des mémoires une telle tragédie familiale ?
Quel est l’état d’esprit réel de celui qui décide enfin de mettre définitivement un terme à sa vie ? Il est difficile de répondre à cette interrogation, d’autant plus que le bourreau de son âme n’en est plus revenu à la vie.
Ce qu’on peut avancer comme hypothèse est que l’ultime conviction du sujet de l’action suicidaire s’exprime dans ces mots simples : ce n’est plus la peine de vivre. Les angoisses douloureuses s’accumulent à des moments intenses de la vie et s’en est suivie l’absurdité d’une vie douloureusement sentie.
La vie perd alors tout son sens, et on se dit au fond de soi que cela ne vaut pas la peine et qu’il faut en finir.
Le suicide est-il un acte de courage ou un acte de lâcheté ? Le signal qu’émet le plus la psychologie du sujet est que le suicide serait un acte de lâcheté. Faire face à la vie, à sa vacuité, à ses douleurs et ses absurdités est réellement un acte héroïque. Oser être ce que l’on est, oser vivre pleinement sa vie, avec ses vicissitudes, ses triomphes et ses défaites, voilà l’épopée de l’homme des temps modernes.
Quant à la lâcheté du suicidé, elle est proportionnelle à la cruauté de l’acte. Ceux qui tombent en chute libre d’une hauteur mortelle, la tête d’abord pulvérisée sur une dalle, sont sans doute moins téméraires que ceux qui s’immolent par le feu ou qui avalent une dose mortelle de morphine.
Combien de suicidés ignés l’ont échappé belle, qui reviennent à la vie et s’assument et assument leur acte avec courage et lucidité ?
Plus le suicide est cruel, plus le suicidé est poltron. Les moyens mortels extrêmes assurent une mort certaine et rapide. Ces différentes techniques de la mort volontaire sont des raccourcis qui réduisent la durée des souffrances subies. Le suicidé est incontestablement un lâche. Il ne possède pas assez de courage et de témérité pour relever les multiples défis de l’existence.
Aux yeux des personnes autres que le suicidant lui-même, le sens de l’acte peut être perçu différemment. Pour Camus, le suicide signifierait la fin de l’antinomie entre l’interrogation humaine et le silence du monde.
En effet, l’homme, être frêle resté debout devant «l’abîme ouvert» (Jaspers), n’a pas pu recevoir des réponses satisfaisantes sur les énigmes, les terreurs et les souffrances que lui imposent les conditions naturelles.
Pourquoi on souffre et continue à souffrir ? On ne le sait pas. Alors il faut que ça cesse. Il ne peut pas s’agir d’une apologie du suicide, non plus d’une justification. Il s’agit plutôt d’un essai d’explication.
C’est dans le même ordre d’idées, à savoir celui de l’explication causale du phénomène, que Jean Starobinski pense que la cause de ce type d’atrocité est largement suffisante lorsque «la nécessité de mourir l’emporte sur les raisons de vivre».
Les implications logiques du suicide sont assez nombreuses, mais l’une d’elles est constante, à savoir qu’une «intelligence malheureuse» (Camus) préfère le repos de l’âme à la souffrance physique ou morale absurde. Le suicide implique l’idée majeure d’une souffrance corporelle ou psychologique injustifiable.
Pour le philosophe égyptien de langue arabe, Abdourrahmane Badawi, en interprétant dans son style particulier les idées camusiennes sur le sujet, le suicidant accepte avec docilité que la vie n’a pas de sens, que l’existence est irrationnelle et que le sujet accélère la cadence dans sa marche inexorable vers l’avenir.
Tant que la vie est privée de sens, il faut la détruire par le biais d’une mort volontaire, le suicide. Cette position radicale est, selon Badawi, celle du philosophe pessimiste allemand, Schopenhauer.
Néanmoins, il faut apprécier avec circonspection les positions du père du pessimisme allemand. En effet, Bertrand Russell, à la fin du chapitre consacré à Schopenhauer, dans son œuvre monumentale, A history of western phylosophy, met en exergue des faits anecdotiques ahurissants dans la vie du philosophe pessimiste.
Russell relève le manque de sincérité doctrinale chez Schopenhauer dont la vie n’était pas un reflet de sa philosophie. Scho penhauer prenait de bons repas nocturnes dans des restaurants sublimes ; il se livrait au libertinage ; il était un querelleur cruel, très jaloux, très avare et très égoïste.
Il est effectivement difficile de voir dans sa vie une illustration d’une vertu quelconque, excepté sa douceur légendaire envers les animaux domestiques dont il aimait pourtant ingurgiter la chair dans les auberges de l’Europe.
Russell termine par noter que : «It is difficult to believe that a man who was profoundly convinced of the virtue of ascetism and resignation would never have made any attempt to embody his convictions in his practice.» (Il est difficile de croire qu’un homme profondément convaincu des vertus de l’ascétisme et du renoncement n’ait jamais tenté de concrétiser ses convictions par ses pratiques).
Russell, en nous mettant en garde, condamne sans ambages l’ambiguïté des intellectuels qui ont des vues très particulières, très curieuses, mais se comportent dans la vie pratique d’une manière opposée. Ils ont des idées foncièrement noires et mènent au même moment une vie de luxe. Ils peuvent exhorter leurs sympathisants naïfs à la mort ou du moins à la mortification, et eux dissimulés, ils se la coulent douce.
Pourtant, on garde en mémoire l’idée maîtresse de Schopenhauer selon laquelle la vie est un combat que l’on mène avec la certitude d’être vaincu. C’est certainement avec un cynisme que le maître a tiré les conséquences logiques de ces idées néfastes.
Ce serait une peine perdue de mener un combat ; ce serait inutile de lutter. Ce que l’homme peut faire, c’est de jouir de la vie le plus longuement possible. Peu importe qu’il s’agisse d’une vie de qualité. Oui à la vie quantitative. Oui à la longévité.
Voilà ce qui nous ramène aux interprétations par Badawi des idées majeures de Camus, relatives à l’absurde et à ses implications, après cette digression sur le pessimisme équivoque de Schopenhauer. En effet, selon Badawi, devant l’impossibilité de mener une vie de qualité, l’homme n’a qu’une seule alternative : la volonté de vivre le plus longuement possible.
Plus la vie est absurde à cause des remords et des souffrances individuels, plus elle mérite d’être vécue. C’est ce qui donne son sens plein à la révolte. L’homme révolté doit rejeter la mort. Badawi proclame le slogan de la révolte en ces formules magiques : «Vivre en révolté contre la vie et mourir en révolté contre la mort.»
Hormis ce cas de lucidité exceptionnelle, le mal de vivre s’accentue. La conscience malheureuse s’atteint de vertiges. La réponse est plus que jamais attendue. Si les réponses venant de l’abîme ouvert n’apportent aucune satisfaction au sujet, alors ce sera la tête contre le mur.
Voilà pourquoi, du sentiment de l’absurde au suicide, il n’y a qu’un pas que des hommes et des femmes, accablés dans le commun des mortels, ont allègrement franchi.
Les structures qui gèrent la vie de l’individu et de la communauté et qui oeuvrent à assurer la félicité des hommes doivent être remodelées à tel point qu’elles puissent faire renaître l’espoir au coeur du sujet solitaire et le rendre amoureux de la vie.
Il est urgent de réhabiliter les valeurs morales en déclin et combattre les idées qui ne font que de discréditer la vie et de proférer des imprécations abominables contre les valeurs vitales.
La vie, même lorsqu’elle se présente dans une certaine laideur, n’est pas une malédiction, mais un don précieux placé entre les mains des hommes et des femmes bienheureux qui ont la capacité de l’apprécier à sa juste valeur.