PETROLE DU SENEGAL, TOUT CE QU'IL FAUT SAVOIR
Le Sénégal n’a pas encore produit son premier baril de brut, mais les effluves de la malédiction du pétrole tant redoutée s’échappent déjà dans l’atmosphère. C’est que l’énorme potentiel découvert par Cairn Energy charrie des enjeux financiers et politiques capitaux.
L’émergence plus tôt que prévu
Par les temps qui courent, le pétrole n’a pas la même saveur partout. Pour les grands pays producteurs, il a un goût bizarre. Amer. Altéré depuis 2014 par la chute des cours du brut imputable à l’excès d’offre. Les prix du baril ont même oscillé autour de 25 dollars durant le premier trimestre de cette année.
Vendredi dernier, poussés, d’une part, par l’influence négative d’un net renforcement du billet vert et, d’autre part, par les craintes géopolitiques en Arabie Saoudite, ils ont gagné 31 cents à 47,64 dollars. Mais selon les spécialistes, « ces actualités contrastées » sont « insuffisamment décisives pour imprimer une tendance ». Donc pour une nouvelle flambée des cours, il faudra encore patienter.
Le Sénégal observe la situation avec distance, insouciance et une pointe d’assurance. Le pays vient certes d’intégrer le cercle des producteurs d’or noir, mais ne s’inquiète pas outre mesure de la conjoncture difficile qui frappe le secteur. Il l’ignore. Semble le minimiser. Se permet même, dans une atmosphère de morosité absolue, d’étaler sa joie débordante. Il sautille, trépigne en fixant l’horizon avec impatience et appétit.
« C’est un heureux hasard que moins d’un an après la présentation du Plan Sénégal émergent (PSE), qu’on puisse découvrir du pétrole au Sénégal », s’enflammait en octobre 2014 Maïmouna Ndoye Seck, actuelle ministre du Tourisme et, à l’époque, ministre de l’Énergie et du Développement des énergies renouvelables.
Plus tard, lorsque tombèrent les premières estimations du potentiel pétrolier et gazier sénégalais, le Président Macky Sall s’emballa : « Si le Sénégal commence l’exploitation de ces ressources avec une gestion saine et transparente, le pays peut atteindre l’émergence en 2025, bien avant 2035, date butoir du PSE. »
La découverte du pétrole sénégalais est le lieu de toutes les projections optimistes pour le régime actuel et pour nombre d’observateurs. Elle est synonyme de disponibilité en quantité et en qualité de l’énergie. De baisse des prix de l’électricité et du carburant. D’amorce d’équilibre pour la balance des paiements du pays avec les perspectives d’allégement de la facture pétrolière (10% du PIB) couplées aux possibilités d’exportation des éventuels excédents de production. Sans compter que déjà, avant même la production du premier baril, le Sénégal gagne en crédibilité sur le marché international grâce au pétrole découvert dans son sous-sol.
100 mille à 120 mille barils par jour à partir de 2021
La bonne nouvelle est tombée le 7 octobre 2014. Cairn Energy annonce avoir détecté une bonne quantité de pétrole à 100 km des côtes sénégalaises. À 1427 mètres de profondeur sur le bloc Sangomar Deep (Sangomar profond). Moins d’un an plus tard, son Président-directeur général, Simon Thomson, confirme les généreuses estimations. Un chiffre à l’appui : « Nous croyons que nous avons découvert un bassin de classe mondiale avec un potentiel estimé à plus d’un milliard de barils de brut. »
Cairn Energy est une compagnie basée à Edimbourg, en Écosse. Elle est spécialisée dans la production et la distribution d’énergie. Aux côtés du groupe américain ConocoPhilips (35%), de l’australien FAR (15%) et du sénégalais Petrosen (10%), elle détient 40% des licences d’exploitation de trois blocs d’exploration pétrolière au Sénégal : « Sangomar profond », « Sangomar » et « Rufisque ».
Ses prévisions pour le pétrole sénégalais sont d’autant plus alléchantes qu’elles attirent l’australien Woodside Petroleum. Cette compagnie était active dans l’exploration pétrolière au Sénégal au début des années 2000. Au mois de juillet dernier, ConocoPhilips a accepté de lui céder ses parts contre 350 millions de dollars (plus de 175 milliards de francs CFA), plus un ajustement d’environ 80 millions de dollars (40 milliards de francs CFA). Selon Jeune Afrique, « cette transaction doit encore recevoir l’aval des autorités ».
Il faudra faire vite. Le temps presse. L’extraction de la première goutte de pétrole « made in Sénégal » est prévue entre 2021 et 2023. La production espérée est de 100 mille à 120 mille barils par jour. Dans cette perspective, Cairn Energy prévoit de creuser 15 à 20 puits.
Devant ces belles perspectives les autorités sénégalaises débordent d’enthousiasme. Elles ne se préoccupent pas des sombres prévisions, qui espèrent timidement que le baril remontera à 50 dollars d’ici à 2020. Elles entendent à peine les rapprochements entre pétrole et conflits armés. Elles sourient lorsque l’on évoque le risque de voir le pays livré aux rivalités entre grandes puissances autour de cette matière première, certes en voie d’extinction, mais encore indispensable.
Le ministre de l’Énergie, Thierno Alassane Sall, ne boude pas son plaisir. Il se veut confiant, rassurant : « Il n'y a pas à avoir peur de la malédiction des ressources naturelles. Il faut faire confiance à notre génie propre. (Nous avons) un système politique qui a démontré sa solidité et a su faire face à toute sorte de crises. »
Le Sénégal déjà touché par la malédiction du pétrole ?
Le fameux « génie sénégalais ». « L’exception sénégalaise », rectifieront certains. Ce que semble ignorer Thierno Alassane Sall, c’est que souvent les pays producteurs, surtout en Afrique, ne sont pas les acteurs principaux des conflits liés à l’exploitation de leurs matières premières. Le danger vient souvent de l’extérieur. Et ça commence déjà pour le Sénégal avec des germes de conflits qui prennent leurs racines aussi bien à domicile qu’à l’extérieur.
Selon le journal Enquête, l’australien FAR conteste la décision de l’américain ConocoPhilips de céder à Woodside Petroleum, un autre groupe australien, les 35% qu’il détient dans l’exploitation des trois blocs d’exploration pétrolière dont Cairn Energy est l’actionnaire principal. Le journal indique que pour éviter l’éclatement d’un conflit qui entraverait l’exploitation en toute sérénité du pétrole sénégalais, le Premier ministre, Mahammad Dionne, a invité FAR et ConocoPhilips à accorder au plus vite leurs violons.
Sur un autre front, non moins volatile, le même Dionne dut intervenir. Dans une correspondance au vitriol largement diffusée dans la presse, un de ses prédécesseurs, Abdoul Mbaye, demande au chef de l’État d’amener « les voix les plus hautes et les plus autorisées de l’État à répondre à (leurs, lui et les membres de son parti, Act) interrogations de citoyens sénégalais préoccupés par l’opacité de la gestion des richesses nationales ». Ce, notamment, « par la publication de toutes les clauses, sans exception, des MOU, décrets et contrats d’exploration et de production de pétrole et de gaz déjà signés ou en voie de l’être, afin de respecter les règles de transparence dans la gouvernance des ressources naturelles ».
Abdoul Mbaye, devenu chef de parti (Act, opposition), a adressé dans la même correspondance une pique au frère du chef de l’État, Aliou Sall. Il pointe sa « relation particulière » avec Petro-Tim Ltd, qui est lié à l’État du Sénégal par un « contrat de recherche et de partage de production d’hydrocarbures pour les blocs de Saint-Louis Offshore profond et Cayar Offshore profond ». « Il convient de faire savoir aux Sénégalais si vous étiez ou non informé de cette relation particulièrement gênante comme un élément nouveau intervenu dans le processus alors en cours, et qui aurait dû sérieusement poser la question de son arrêt », interpelle l’ancien banquier.
Dans sa réponse, Mahammad Dionne a d’abord renvoyé Abdoul Mbaye aux dispositions de la Constitution du 20 mars dernier consacrant, selon lui, la transparence dans la gestion des ressources naturelles (article 25-1, alinéa 4) et le droit des partis politiques à interpeller les autorités nationales (article 3). Un détour pour sans doute lui signifier que le régime actuel est une maison de verre.
Ensuite, Dionne s’est borné à rafraîchir la mémoire à son interlocuteur en rappelant que « le fonctionnement quotidien des institutions ne permet pas à chaque citoyen, individuellement pris, ou à chaque parti politique, d’interpeller de matière intempestive, parfois fantaisiste, le gouvernement ou le président de la République dont les communications, messages et interventions obéissent à un protocole républicain bien établi ».
Enfin, l’actuel chef du gouvernement a suggéré à l’un de ses prédécesseurs de contacter « les responsables du Comité national de l’Itie » afin de disposer des réponses aux questions qui l’intéressent à propos de la gestion des ressources naturelles du Sénégal.
« Jusqu’à l’extinction de l’univers… »
Comme si la réponse du Premier ministre ne suffisait pas, Aliou Sall a embrayé. Personnellement cité dans la lettre du président de l’Act, et, auparavant sur le même sujet par Birahim Seck du Forum civil, le frère du chef de l’État clame son innocence. Il jure : « Toutes ces accusations ne sont que de l’acharnement, qui ne visent pas ma petite personne, mais celle du Président Macky Sall et son gouvernement. (…) Jusqu’à l’extinction de l’univers, personne ne pourra montrer qu’Aliou Sall a une part dans le pétrole ou le gaz du Sénégal. L’octroi des permis de Saint- Louis et de Kayar a été l’œuvre d’Abdoulaye Wade et Karim Wade avant que le Président Macky Sall ne vienne au pouvoir. Tout le reste est un tissu de mensonges, l’expression de la malhonnêteté ainsi que l’expression de l’acharnement. »
Le Président Macky Sall semble avoir vu venir tous ces remous autour des ressources naturelles du Sénégal. Recevant son dernier rapport, il a invité le Conseil économique, social et environnemental (Cese) à se pencher sur les modalités d’une gestion durable du pétrole et du gaz découverts au Sénégal. «Notre pays s’est déjà engagé dans le processus d’adhésion à l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (Itie), a-t-il prévenu. Il est impératif de définir de façon anticipative des stratégies performantes aptes à garantir une amélioration de la gouvernance de ces futures ressources ; car il ne faut pas attendre que le pétrole soit là pour commencer à réfléchir sur comment poser les jalons pour une exploitation transparente et éviter ainsi la malédiction du pétrole comme on le voit malheureusement dans certains pays. »
Dans ce sens, le président de l’Itie, Ismaïla Madior Fall, par ailleurs ministre-conseiller du chef de l’État, trace la voie. Il suggère l’adoption d’un code pétrolier, d’un code des investissements et d’un code des impôts « attractif pour les investisseurs mais rentable et intéressant pour l’économie nationale ». Aussi, souligne-t-il la nécessité de former des juristes spécialisés en droit des hydrocarbures, droit des mines, droit pétrolier. « Il faudra avoir de bonnes lois, de bons contrats pour que s’il y a des négociations avec de grandes multinationales, la partie nationale ait de l’expertise pointue pour pouvoir défendre son pays », recommande-t-il.
Le Sénégal a moins de 5 ans pour mettre en place ses préalables sans lesquels son pétrole risque de devenir davantage une malédiction qu’une bénédiction.