APOLOGIE DU VIOL, STÉRÉOTYPES ET AUTRES MYTHES DU 8 MARS
EXCLUSIF SENEPLUS - Les droits de la femme sont loin d’être tous respectés au Sénégal - Le code de la famille et l'interdiction de l'IVG restent l'un des derniers bastions à dépatriarcaliser
« Pour ce qui concerne les viols, je vais couper la poire en deux. Je faisais remarquer à mes collègues femmes qui faisaient une marche l’année dernière que nous aussi, nous devrions porter plainte parce que vous faites tout pour que nous vous violions. Et quand nous vous violons, nous allons en prison. Et vous qui avez tout fait pour que nous vous violions, vous restez libres.»
C’est Songué Diouf, un enseignant en philosophie, qui intervient dans cette émission comme chroniqueur, qui a tenu ces propos dans l’émission Jakaarlo Bi du 9 Mars 2018, de la Télévision Futurs Média (TFM). Sur le plateau, les réactions ont somme toutes été décevantes. Si Bouba Ndour s’est insurgé contre, disant ne pas être « parfaitement d’accord » avec Songué car la plupart des cas de viol se passent dans le silence des familles et n’ont aucun lien avec le port vestimentaire, ce dernier est revenu à la charge pour le punchline fatal sans doute exalté par les rires amusés sur le plateau : « même dans les maisons, les filles qui se font violer sont celles que la nature a doté de formes généreuses mais qui les exhibent, d’où le viol ». Nouvelle pluie de rires sur le plateau sauf Bouba Ndour, qui rétorque encore une fois que les formes généreuses sont un don de la nature et que cela ne saurait justifier le viol. Le chroniqueur Charles Faye, lui, préfère accuser l’animateur de l’émission, Khalifa Diakhaté, « car le viol et la violence sont des déviances ». Ce dernier rétorque qu’il n’a jamais rien dit de tel. Mais il a laissé dire et a même encouragé des paroles aussi répugnantes sur son plateau au lieu d’interpeler leur auteur et de couper court.
Ces propos prononcés vers la fin de l’émission constituent les prémices de ce qu’il convient d’appeler « l’affaire Songué », qui secoue les médias et les réseaux sociaux sénégalais depuis une semaine. Pour ma part, j’ai finalement regardé l’émission d’une heure 23 minutes dans son intégralité, qui a en partie porté sur la situation des femmes sénégalaises en entreprise, dans le milieu carcéral, les droits des travailleuses domestiques, les violences basées sur le genre, etc. J’ai trouvé tout aussi graves d’autres propos tenus sur ce plateau comme dans beaucoup de ces émissions et qui, en réalité, ne sont qu’un microcosme de la société sénégalaise. Je ne reviendrai pas dans ce texte sur les propos de Songué sur le viol, largement commentés et critiqués in extenso par ailleurs, et avec raison. Sans vouloir m’ériger en donneuse de leçons ou de vouloir restreindre le champ des libertés publiques – je partage ici quelques réflexions que m’ont inspirées cette émission car je pense qu’il ne faut pas confondre liberté d’expression et contre-vérité.
Une incompréhension sur ce qu’est le 8 mars
Le 8 mars n’est pas un autre 14 février. Le sens de cette journée symbolique est souvent incompris. Comme le rappelle le journaliste Charles Faye sur le plateau, le 8 mars n’est pas un autre 14 février car beaucoup s’empressent de célébrer la femme, l’épouse, la sœur, la mère, la fille, en oubliant que le 8 mars est avant tout une célébration de la journée des droits de la femme. En effet, c’est en 1910 que Clara Zetkin propose une célébration annuelle lors de la deuxième Conférence internationale des Femmes Socialistes regroupant 100 déléguées venues de 17 pays. A l’origine, il s’agissait même de revendiquer les droits de la femme au travail, les droits des ouvrières dès 1913 en Russie par exemple ! Et ce n’est qu’en 1977 que les Nations Unies « officialisent » la tradition.
« On a pas de problème de droits de la femme au Sénégal »
Selon Songué Diouf, dans la société sénégalaise, la femme n’a jamais été un problème car on lui a donné reconnaissance au plan de l’héritage socio-culturel, donc les revendications telles qu’elles sont portées ne sont pas pertinentes dans notre société. Et si discriminations il y a, elles sont conséquences de politiques sociales mal-ajustées qui viendraient certainement du contact de l’Occident. Chez nous, on chante et on respecte la femme.
Beaucoup s’empressent de citer nos reines Ndaté Yalla, Njeumbët Mbooj, Aline Sitoe Jaata, et autres femmes fortes dès que l’on parle de droits de la femme. C’est bien de célébrer l’égalitarisme historique de certaines de nos sociétés et les figures féminines qui ont marqué l’histoire de notre nation. Toutefois, il ne faut pas non plus oublier le caractère élitiste de l’histoire qui chante certaines reines et voue aux gémonies des femmes plus « ordinaires » parce qu’elles ne sont pas de lignée noble… ou qu’elles n’ont pas une beauté ou un courage légendaires. L’exceptionnalisme sénégalais est un mirage. Et s’il est avéré que certaines sociétés traditionnelles africaines étaient plus égalitaires que ne l’est notre société actuelle, ce n’est pas seulement de la faute de la colonisation et du contact avec l’Islam et avec l’« Occident ». Chaque société doit accepter de faire son introspection pour aller de l’avant. Nul ne peut prétendre avancer dans l’immobilisme social et l’hypotrophie intellectuelle.
S’il y a eu des avancées significatives au plan juridique et institutionnel, les droits de la femme sont loin d’être tous respectés au Sénégal. Il est vrai que les luttes sociales ont beaucoup amélioré la condition des femmes, aussi bien en milieu urbain que rural. Cependant, il reste des efforts à réaliser concernant les conditions socio-économiques des femmes.
En matière de droits de la femme, le Sénégal a adopté la loi sur la parité en 2010 et a ratifié les textes les plus importants en matière de droits de la femmes : la Convention pour l’Elimination de toutes les formes de Discrimination à l’Egard des Femmes (CEDEF) en 1985 et le Protocole de la Charte Africaines des Droits de l’Homme et des Peuples relatif aux droits des femmes (Protocole de Maputo/ CADHP) en 2004 - même si beaucoup de manquements sont constatés aux trois niveaux.
Beaucoup a été réalisé dernièrement notamment la possibilité pour les femmes de transmettre leur nationalité à leur enfant et à leur époux après 5 ans de mariage, mais le code de la famille (la notion de « puissance paternelle ») et l’interdiction de l’IVG (Loi sur la Santé de la Reproduction de 2005) restent l’un des derniers bastions à dépatriarcaliser. Les différences de traitement salarial, le harcèlement en milieu professionnel et les violences dans la sphère privée sont aussi des questions pressantes.
« Les femmes sénégalaises ont un discours dangereux car elles veulent l’égalité et non l’équité »
Charles Faye rappelle que si nous sommes semblables dans la nature humaine et en responsabilités (en se référant au coran), il est primordial de faire avancer les questions sociales pour les droits à l’éducation, à la santé, aux instances électives… et conclut en disant heureusement qu’il n’y a que deux femmes sur le plateau (sous-entendant qu’il y aurait des problèmes s’il y en avait plus sur le plateau). Peu importe le terme utilisé : égalité ou équité, la réalité est que des différences criardes existent qu’il convient de redresser.
En matière de conditions socio-économiques, plusieurs dimensions sont à prendre en compte : la pauvreté, l’emploi ou le chômage, les conditions de travail, le secteur d’activité, la situation en milieu rural ou urbain, etc. Autant de dimensions étudiées par l’Agence Nationale de la démographie et de la Statistique (ANSD). Pour ce qui concerne la pauvreté, le rapport de l’Enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal (ESPS 2010-2011) montre que 27% des ménages sénégalais sont dirigés par des femmes et ces ménages sont moins touches par la pauvreté contrairement au cliché qui soutient le contraire. En effet, selon l’ESPS 2010-2011, seul 34,7% des personnes vivant dans des ménages dirigés par des femmes sont en situation de pauvreté contre 50,6% chez les personnes qui vivent dans les ménages dirigés par les hommes.
Quant à l’emploi, l’Enquête Nationale sur l’Emploi au Sénégal (ENES) de l’ANSD souligne qu’au deuxième trimestre 2017, « des variations importantes sont observées entre les hommes et les femmes. Pour les premiers, le taux d’emploi est à 47,1% alors que pour les seconds, il s’élève seulement à 29,9%. ». En outre, la même ENES souligne que « plus de la moitié de la population en emploi (60,3%) a un emploi indépendant ou travail pour compte propre. En milieu urbain, ce taux est de 53,2 % contre 70,3% en milieu rural. Le taux d’emploi des indépendants ou pour compte propre est de 53,4% chez les hommes contre 69,5% chez les femmes. » Cela veut dire que les femmes sont plus promptes à se retrouver dans des conditions de travail plus risquées et moins avantageuses. De plus, en matière de chômage, les moins de 34 sont plus touchés (plus de 60%) de la population active, et les femmes sont plus touchées que les hommes : 17,8% contre 8,1% pour les hommes.
Quant au bien-être et les conditions sanitaires, ils varient selon qu’on soit en milieu urbain ou rural, le premier étant moins pénible que le second. L’enquête démographique est de Santé (EDS-continue) 2016 révèle qu’une femme sénégalaise a en moyenne 4,7 enfants à la fin de sa vie féconde. Le nombre moyen d’enfants par femme varie de 3,5 en milieu urbain à 5,9 en milieu rural. Le niveau de la fécondité a baissé de 5,7 enfants par femme en 1997 à 4,7 en 2016.
Toutes ces données montrent l’état des lieux des conditions socio-économiques des femmes au Sénégal et les inégalités qui demandent l’attention des décideurs publics et la mise en place de politiques sociales adéquate pour tirer la société tout entière vers le haut, d’où l’importance aussi d’une plus grande représentation et participation politiques des femmes. Ces chiffres ne veulent rien dire si on ne voit pas les femmes qui sont derrière, la ménagère, la vendeuse d’arachide du quartier, l‘ouvrière agricole, la mécanicienne, la travailleuse domestique, la stagiaire, etc. mais aussi le marchand ambulant, le « coxeur » de car rapide, le vendeur d’eau fraîche, l’entrepreneur, etc. : notre société.
« La parité, c’est un faux débat »
Selon Marième Seck (ladies’club) : la femme ne saurait être l’égale de l’homme, elle doit savoir raison garder. « Jigeen munul yem ak goor. Yalla mo ko def. Jigeen da fa wara xam boppam, peu importe sa religion ».
Je pense qu’il est important que des émissions comme celles-ci ne véhiculent pas des stéréotypes infondés ou qu’elles les renforcent. Une telle bavure pourrait être évitée en commençant par inviter des personnes qualifiées sur/ou maîtrisant tout au moins le sujet dont il est question. La première erreur était d’avoir deux femmes seulement sur les sept personnes autour du plateau pour parler du 8 mars. De plus, les hommes autour de ce plateau ne se gênaient pas pour interrompre les femmes lorsqu’elles s’exprimaient, se croyant sans doute plus experts en matière condition féminine (mansplaining). La deuxième erreur pour les responsables de cette émission est le casting, si j’ai jugé Mme Fatou Bintou Yafa très pertinente dans ses interventions sur les avancées en matière de luttes sociales, sa connaissance des prévisions législatives, de la situation des femmes en entreprise ou des travailleuses domestiques, tel n’est pas le cas pour Mme Marième Seck, qui a même avoué à un moment donné sous le feu des questions de Charles Faye : « Les droits de la femme, je ne les maîtrise même pas » (quarante-cinquième minute). J’ai trouvé qu’elle limitait tout un nombre de combats et d’actions symboliques du 8 mars à des actions caritatives.
Elle est même allée jusqu’à dire que la parité, qui est un acquis pour lequel des générations de femmes se sont battues, est un faux débat décrédibilisant par là-même le pouvoir accélérateur des mesures de discrimination positive comme les quotas en faveur des femmes pour corriger les inégalités. Mais les mesures de discrimination positive ne sont pas à elles seules suffisantes : elles peuvent être efficaces lorsqu’elles viennent en renfort à tout un autre nombre de mécanismes visant à briser le plafond de verre, mais il faudrait l’implication de la société entière pour un saut qualitatif vers l’avant.
« Au fond : est-ce que la femme n’est pas responsable de ce qui lui arrive ? » Car c’est elle qui éduque la société et suggère qu’elle aurait failli en tenant un discours à géométrie variable selon le sexe de son enfant, ou selon qu’elle s’adresse à son mari ou à son frère (Charles Faye).
Ce genre de discours qui blâme la femme au lieu de questionner les causes structurelles des inégalités au niveau de la société afin d’y apporter des mesures pérennes ne fait que causer du tort à la femme en plus de rajouter à la charge mentale dont elle supporte déjà le poids. C’est le même type de discours qu’a tenu Khalifa Diakhaté qui demandait en insistant et à plusieurs reprises « mais qui s’occupera des enfants si la femme travaille ? » Une question sociale requiert une réponse sociale.
« Le Coran institue de fait l’inégalité entre les genres »
Bouba Ndour rappelle que les revendications des femmes sont en contradiction avec le Coran. Ce à quoi Khalifa Diakhaté rétorque que le Coran est très égalitaire au contraire.
Une certaine lecture et interprétation (ijtihad) du Coran et de la Sunna (la biographie du prophète) qui constituent la Sharia’h (le code normatif ou système légal) voudrait que l’islam soit de fait une religion inégalitaire. Il conviendrait d’interpréter le coran et les hadiths (dires du prophète), leur esprit donc et pas seulement le texte, à la lumière de notre époque et non pas vouloir imposer ce qui se passait il y a 14 siècles. La différence entre égalité et équité soulignée par Charles Faye dans l’émission renvoie aussi aux frontières entre ce qui est islamique et islamiste.
Par exemple, dans la tradition musulmane, le mariage suppose un échange : l’ « autorité » et l’obéissance de la femme (tamkin) viendrait en contrepartie de la prise en charge (nafaqeh) et de la protection de l’époux. Cette autorité des hommes sur les femmes, la fameuse qiwamah ne serait pas coranique. De plus de la trentaine de sens possibles de qiwamah : veille, support, soutien, etc. celui d’ «autorité» a été retenu alors que le terme de qiwamah n’apparaît qu’une seule fois dans l’islam contre l’usage plus fréquent au concept de wilayah qui prône la responsabilité partagée entre époux.
Quid de la suite de cette affaire ?
Suite à une très grande médiatisation et des débats enflammés sur les réseaux sociaux, une plainte a été déposée par des psychologues et une juriste. Quant au Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA), il a ordonné à la Direction de la chaîne de télévision, à mettre un terme définitif à de pareils dérives et à éviter toute rediffusion de l’émission du 09 mars 2018. Dans une nouvelle vidéo du 12 mars, Songué Diouf enfonce le clou en recommandant aux femmes de faire attention à leur port vestimentaire et d’arrêter de « provoquer » les hommes (tooñ) sur un ton paternaliste, et se plaint même que ces propos en l’état ne sont pas graves, mais qu’ils ont été détournés, de même que « l’esprit et le texte » de son message. A aucun moment l’éducateur n’a jugé utile de dire aux violeurs d’arrêter de violer, trop occupé qu’il était à blâmer les victimes. Le 14 mars, Bouba Ndour, aussi chroniqueur dans la même émission et directeur des programmes demande à Songué Diouf de s’excuser pour ses propos. Le 16 mars, Khalifa Diakhaté présentateur de l’émission présente sa démission à la TFM. Une démission un peu prophétique étant donné les propos de Khalifa Diakhaté au tout début de cette émission du 9 mars par laquelle tout a commencé : « Askan bi mo ñu yittel te lepp li nga xam ni ño ngi ko fiy wax wala ñu key bind, bu élëge dan key layoo ». C’est la société qui nous tient à cœur et tout ce qui sera dit ou écrit, nous aurons à en répondre par la suite. Ils en ont répondu. Tous les deux.
Nous sommes à un moment historique de notre société pour ce qui concerne les droits des femmes, et il est avéré, à la lumière des derniers développements que le mouvement #MeToo est loin d’être l’apanage de l’Occident. #Nopiwouma en est un exemple, et certainement la plus belle promesse.
Rama Salla Dieng est chercheure-doctorante en Développement International, membre de Awid et de Genre en Action