AUX ENNEMIS QUE NOUS FABRIQUONS
EXCLUSIF SENEPLUS - Nous aimons souvent répéter « Sénégal dëkku jamm la » - C’est là une dangereuse certitude qui abaisse notre degré de vigilance et notre capacité à faire face à notre réalité avec lucidité
Lorsque j’étais plus petite, on m’enseignait qu’il fallait aller à l’école car « c’est très important » me disait-on. « A l’école, tu apprendras l’histoire par exemple et connaître l’histoire est essentiel à la vie d’un individu. » En quoi l'histoire est essentielle demandais-je ? Mes professeurs et mes parents me disaient alors avec certitude « apprendre l’histoire, c’est connaître et comprendre le passé. Une fois qu’il connaît et comprend le passé, l’homme tire les enseignements pour ne pas reproduire les mêmes atrocités. »
Toutefois, à mesure que j’avançais dans ma scolarité et que je grandissais, je réalisais qu’il y avait un problème avec cette définition car plus je connaissais le passé et moins je le comprenais d’une part. D’autre part, plus je connaissais le passé, plus j’avais l’impression de vivre dans le passé car le présent ne différait pas beaucoup de ces images anciennes que nous étudions avec horreur. Partout, les hommes s’entretuaient toujours au nom de Dieu. Partout, la loi des plus forts prévalaient sur les plus faibles. Avant, il y avait les croisades et les guerres de religion. Aujourd’hui, nous avons les « extrémistes » et les « terroristes. » Avant, il y avait l’esclavage qui était la privation de tous les droits d’un individu.
Aujourd’hui, il y a les suprématies économiques et idéologiques qui entendent veiller au respect des droits humains, sauf que les exceptions d’oppression qu’elles admettent sont tellement nombreuses que lorsque nous avançons d’un pas, nous reculons de dix dans le silence le plus absolu. Les professeurs du monde entier n’ont pas pu tous être incompétents ni les élèves nuls.
Peut-être alors que nous n’avons toujours pas trouvé une manière d’enseigner qui formerait en plus de professionnels qualifiés dans leur domaine d’expertise, d’ingénieurs, de médecins, d’historiens et j’en passe, des hommes avant tout. Peut-être l’école a échoué à placer l’amour, le respect de soi et de l’autre, la tolérance, la compassion, la célébration de la différence, l’acceptation, l’harmonie, la coopération, la reconnaissance de la vie en ce qu’elle a de plus sacré et la protection et préservation de cette vie… Peut-être l’école a réussi à former des hommes qui rempliront les différents corps de métiers et ajouteront des millions et des milliards dans les caisses des banques, des entreprises et des Etats, mais a failli comme institution à former des miroirs d’humanisme.
Par miroir d’humanisme, j’entends des Hommes qui comprendront que tous sont un et un est tous ; des hommes qui comprendront qu’à chaque atrocité qu’ils commettent envers leur prochain, c’est leur propre personne qu’ils détruisent et en se détruisant, c’est l’humanité même qu’ils dépouillent un peu plus chaque jour de son essence. Nous sommes l’humanité. Cessons de nous comporter en homme, et elle cessera d’être également. Nous sommes l’humanité. Chaque homme porte en lui l’humanité. Chaque homme est donc plus grand qu’un pays, une religion, une croyance, une situation ou une affiliation politique donnée. Nous sommes des reflets les uns pour les autres car chaque homme est un miroir d’humanisme pour son prochain. En brisant un miroir, on ne brise que notre propre personne. La théorie du tout nous apprend que l’ensemble est plus important que la somme des parties qui la composent et que tout fait partie d’un tout qui évolue à mesure que nous avançons. Mais dans ce cas, pourquoi nous évertuons-nous toujours à trouver un coupable, pire à « fabriquer un ennemi » pour reprendre les termes de Pierre Conesa, auteur de La fabrication de l'ennemi, ou, comment tuer avec sa conscience pour soi.
Selon lui, « Il serait trop simple de prétendre que les démocraties sont par nature pacifistes. Il existe dans toutes les démocraties des mécanismes de production de l’ennemi. Ces dernières se structurent autour d’un message clé : la violence aveugle et brutale est toujours le fait de l’Autre.1 ». Le génocide rwandais en est l’exemple le plus patent. La description des Tutsis comme des « cafards à exterminer » passée en boucle sur la radio des Mille collines fait partie de ces mécanismes de propagande qui propagent des idées, d’abord subtilement puis insidieusement, sournoisement et enfin férocement dans la conscience collective. De propagandes en propagandes, une réalité parallèle se construit et permet à nos pensées refoulées, de peurs ou de honte, à nos pulsions insatisfaites et désirs de vengeance de s’exprimer librement. Pire, ces choses qui avant étaient terrées, tues, sont justifiées, validées et légitimées. « Ce n’est pas de notre faute ». « L’ennemi, c’est l’autre ». « Le coupable, c’est lui ou eux ». Ainsi commence la fabrication de l’ennemi et une fois fabriqué, il n’y a pas d’issues. Une seule question demeure : nous ou lui ?
Aujourd’hui, nous assistons dangereusement et silencieusement à cela au Sénégal. Lorsqu’on prétend que les événements du 19 avril passé ont été « une fabrication de l’opposition », « une exagération de la presse », « une chasse de diabolisation contre la personne de Macky Sall ». Lorsqu’on prétend que toutes les images qui ont circulé ont et des « montages » et « falsifications » effectuées dans le seul but de discréditer un homme et jeter l’opprobre sur ce dernier. Lorsqu’on réduit la colère et déception de toute une nation à une chasse aux sorcières montée de toutes pièces encore une fois par l’opposition, qui a toujours bon dos, ou les journalistes qui pour ne rien changer en ressortent encore diabolisés. Nous assistons dangereusement à un processus de « fabrication de l’ennemi ». Bien sûr, certains défendront que l’opposition également vise à « fabriquer un ennemi », donc qu’il serait en théorie impossible de savoir qui est réellement en train de s’essayer à faire de l’autre le coupable.
En arriver à ce stade déjà est problématique. Les choses ne sont jamais noires ou blanches. Il y a toujours une nuance de complexité qui échappe au regard, à la perception qu'on en a, à la pensée brute et parfaite, au premier sentiment. Alors, lorsque nous rangeons les choses ou les gens dans des catégories, et attendons d'eux qu'ils s'y conforment, et nous offusquons lorsqu’ils n’en font rien, et qu’en lieu et place d’en assumer la responsabilité et de redistribuer les cartes, on choisit la stratégie de la diabolisation, nous entrons dans ce jeu de « fabrication de l’ennemi » qu’on semble maîtriser mais qui peut basculer à tout moment. Au Sénégal, nous aimons souvent répéter « Sénégal dëkku jamm la » (« Sénégal est le pays de la paix ») au point que nous nous croyons à l’abri de toutes formes de violence. C’est là une dangereuse certitude qui abaisse notre degré de vigilance et notre capacité à faire face à notre réalité avec lucidité.
L’amnésie nous gagne. Pire, elle devient collective et délibérée. Elle est orchestrée et plébiscitée. Il devient facile d’effacer certaines pages de l’histoire ou de la réécrire à sa convenance pour servir ses intérêts personnels, de défendre l’indéfendable simplement parce que nous sommes de l’autre côté de la table. Il est facile de ne jamais être responsable de rien, de toujours être victime et jamais acteur, de toujours être celui qui se défend et jamais, celui qui attaque, de toujours diaboliser pour légitimer les oppressions, interdits et arrestations. Il est facile de dresser tous ces murs entre « soi, innocent » et « l’autre, coupable ».
Seulement, l’autre, c’est nous. Tous sont un et un est tous. Tant que nous continuerons à nous penser par les parties qui nous composent et non pas par l’ensemble où toutes ces parties s’agrègent pour ne plus faire qu’un, nous ne cesserons de reproduire en tant qu’hommes les mêmes atrocités et apprendre l’histoire, connaître et comprendre le passé n’y changeront rien. Les principes pour lesquels nous pensons à tort devoir sacrifier le respect et la préservation de la vie humaine, la dignité et la bienveillance sont les mêmes principes qui un jour précipiteront notre chute. Les règles seront les mêmes, seules changeront les places à la table et les personnes en position de pouvoir. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller avant d’arrêter ce jeu ? Quel prix sommes-nous prêts à payer ? Pour quelle finalité ? Certainement pas le bien du Sénégal. Certainement pas le bien de l’humanité.
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