COMMENT L’INDUSTRIE FOSSILE INFLUENCE LES NÉGOCIATIONS MONDIALES SUR LE PLASTIQUE
Les aspirations à éradiquer la pollution plastique d’ici à 2040 se heurtent à des blocages diplomatiques inattendus et à l’influence massive des lobbyistes des énergies fossiles.
Le pétrole règne en maître sur l’univers des plastiques, dont près de 99 % proviennent encore de cette ressource fossile. Leur production a doublé entre 2000 et 2019, atteignant 460 milliards de tonnes par an.
Ces plastiques, qui ne se décomposent pas facilement, se retrouvent dans les océans, contaminent les sols et perturbent les écosystèmes, entraînant une détérioration de l’environnement et de la santé humaine.
En 2022, l’Assemblée des Nations unies pour l’Environnement a donc adopté une résolution historique visant à élaborer un instrument international juridiquement contraignant sur la pollution plastique, pour lequel un comité intergouvernemental de négociation (CIN) a été mis en place.
Cinq réunions sont prévues sur une période de deux années. La première a eu lieu en Uruguay en décembre 2022, la deuxième en juin 2023 à Paris et la troisième en novembre 2023, au Kenya. La quatrième est planifiée à Ottawa en avril 2024 et la dernière n’est pas encore fixée, mais le texte final doit être prêt en 2025, l’objectif étant de ne plus avoir de pollution plastique en 2040.
Depuis le début, États pétroliers et industrie fossile entendent bien peser dans ces débats afin d’en maîtriser l’issue.
À Paris, des discussions entravées
Au démarrage de la réunion à Paris, un groupe de pays – principalement producteurs de pétrole – a entravé les discussions en revisitant des questions de procédures déjà abordées lors de la première négociation. Leur objectif était de ne pas attaquer le fond du problème, en se focalisant sur les aspects de procédures.
Les délégations de la Russie, de l’Inde, de la Chine, de l’Arabie saoudite, de l’Iran, du Brésil, du Venezuela, d’Oman, de Dubaï et d’Égypte, ont ainsi refusé que le futur traité soit approuvé par un vote à la majorité des deux tiers, si jamais un consensus n’était pas trouvé. En face, une majorité de pays défend le vote comme ultime recours, afin de passer outre une minorité de blocage.
Cette action étonnante, qui a conduit à un échec diplomatique, a été vécue comme une prise d’otage par les participants. Société civile et groupes de défense des droits ont exprimé leurs préoccupations quant à l’influence exercée par le lobbying de groupes industriels comme l’American Chemistry Council et Plastics Europe. Leur présence a d’ailleurs été recensée par le média d’investigation Mediapart, qui a décompté, lors des pourparlers à Paris, pas moins de 190 représentants de l’industrie.
Au Kenya, des négociations qui patinent
À Nairobi, qui accueillait du 13 au 19 novembre 2023 la troisième session de négociations du traité plastique, les discussions pouvaient se baser sur un avant-projet ou « version zéro » du texte, qui recensait thème par thème les différentes options avancées par les pays lors des réunions précédentes. De la limitation de la production à la gestion des déchets en passant par des interdictions de substances.
Les négociations n’ont toutefois pas permis d’aboutir à une version épurée du texte, ni même de donner mandat au secrétariat pour la préparation d’un premier projet de texte. C’est donc une « version zéro » gonflée de nouvelles options qui en est ressortie, rendant la suite des négociations plus complexes et les risques de blocages encore plus importants.
Ce résultat s’explique par l’opposition de deux approches sur l’objet et le champ du futur traité.
Deux approches qui s’opposent
D’un côté, celle promue par la coalition de haute ambition pour mettre fin à la pollution plastique, présidée par la Norvège et le Rwanda, et rassemblant 60 pays de l’OCDE (sans les États-Unis), de la région Amérique latine-Caraïbes, d’Afrique, des petits États insulaires en développement et les Émirats arabes unis.
La coalition s’appuie sur la résolution de l’ANUE donnant mandat pour traiter l’ensemble du cycle plastique et plaide donc pour un traité ambitieux couvrant l’amont (production de polymères) comme l’aval (gestion rationnelle des déchets).
De l’autre, celle portée par une coalition annoncée par l’Iran en début de session, qui réunit notamment l’Arabie saoudite, la Chine, la Russie, l’Iran, Cuba et Bahreïn : elle entend limiter le champ du traité à la gestion des déchets et s’oppose à toute régulation de la production.
La présence d’États producteurs de pétrole ainsi que de nombreux représentants de l’industrie parmi les observateurs a pu également créer le sentiment que le souci de défendre les intérêts de la pétrochimie et de l’industrie plastique était particulièrement fort.
Les COP, hauts lieux de lobbying
Cette configuration se retrouve dans les coulisses des sommets mondiaux sur le climat. La COP28 qui s’est déroulée à Dubaï du 30 novembre au 13 décembre 2023 sous la présidence controversée du sultan Ahmed Al-Jaber, ministre de l’Industrie et des Technologies avancées et PDG du groupe pétrolier Abu Dhabi National Oil Company, en est l’acmé.
Le sultan Al-Jaber a proclamé l’accord évoquant pour la première fois une sortie des énergies fossiles comme « historique ». Le texte final appelle à une « transition hors des énergies fossiles » pour lutter contre le réchauffement climatique, visant à accélérer l’action afin de parvenir à la neutralité carbone d’ici 2050.
Selon un rapport publié le mardi 5 décembre 2023 par l’ONG Global Witness, la COP a atteint un record en termes de présence de lobbyistes liés aux énergies fossiles. Leur nombre s’élève à 2 456, une augmentation significative par rapport aux 636 lors de la COP27 à Sharm el Sheikh et aux 503 de Glasgow en 2021.
États et lobbys, des liaisons dangereuses
Les groupes de pression jouent un rôle crucial pour représenter divers intérêts, mais leur influence soulève des questions sur la transparence et l’équité dans l’accès aux décideurs politiques.
Ceux des grandes entreprises s’opposent à l’environnement, car la transition vers une économie respectueuse du climat, de la santé et de la biodiversité les obligerait à revoir leurs modes de fonctionnement. ExxonMobil, Shell, Chevron, BP et Total, ont dépensé un milliard de dollars en lobbying depuis l’accord de Paris sur le climat entre 2015 et 2019, selon l’ONG britannique InfluenceMap.
En février 2019, l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) a également mis en évidence dans un rapport la relation symbiotique entre les États membres de l’Union européenne et les groupes de pression privés, qui conduit à la défense des intérêts privés au détriment de l’intérêt public et explique le manque de prise en compte des enjeux environnementaux dans les décisions politiques, voire des décisions qui aggravent la situation lors de la signature de traités commerciaux.
Des enquêtes journalistiques et des poursuites judiciaires ont souligné le fait que certaines grandes entreprises du secteur énergétique connaissaient les impacts potentiels du changement climatique tout en finançant des campagnes de désinformation pour semer le doute sur le réchauffement climatique. Des documents internes d’Exxon Mobil ont révélé au public en 2015 que la société était consciente des risques liés au changement climatique dès les années 1970.
Quelles perspectives à Ottawa ?
Dans ce tumulte entre l’industrie fossile, le climat et la pollution plastique, les négociations internationales s’avèrent être un pas de deux complexe.
Les aspirations à éradiquer la pollution plastique d’ici à 2040 se heurtent à des blocages diplomatiques inattendus et à l’influence massive des lobbyistes des énergies fossiles.
Alors que la prochaine session de l’ANUE en avril 2024 approche, la question demeure : cette réunion sera-t-elle le début d’une vraie transformation ou un nouvel acte dans ce drame environnemental en cours ?
Par Shérazade Zaiter
Juriste International- Auteure, Université de Limoges
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.