DAKAR, UN ATELIER DE LA PENSÉE
La magie des Ateliers réside aussi dans sa capacité à décloisonner les savoirs, les formes et les pratiques artistiques et intellectuelles. C'est l’une des plus grandes initiatives politiques en Afrique de ces 30 dernières années
La quatrième édition des Ateliers de la pensée a vécu. Pendant près d’une semaine, des intellectuels, artistes et universitaires du continent et de la diaspora se sont retrouvés à Dakar autour du thème : «Cosmologies du lien et formes de vie.» Co-géniteurs de la manifestation devenue un lieu physique et symbolique phare du monde des idées, Felwine Sarr et Achille Mbembe contribuent au renouveau de la pensée critique en Afrique et explorent les moyens de repositionner le continent au cœur de la géographie mondiale des savoirs. Depuis leur première édition en 2016, sur le thème de la planétarisation de la question africaine, les Ateliers se sont installés comme un rendez-vous phare des idées africaines, sur l’Afrique et à partir d’Afrique.
En 2019, Achille Mbembe soulignait l’importance des Ateliers. En effet, à partir d’un continent longtemps considéré comme «hors monde», se dessinait peut-être l’outil le plus puissant pour repenser notre humanité abîmée par diverses menaces, et fragmentée en multiples communautés qui se font face. Cette année, la manifestation était attendue après notamment la pause mondiale imposée par la pandémie du Covid-19, qui a éprouvé l’Occident, ancien modèle dominant, et mis en exergue ses fragilités et ses vulnérabilités. L’Afrique, elle, malgré les prédictions sombres, a mieux résisté au choc. Le Covid nous impose une nouvelle façon d’habiter la terre et des nouvelles manières de sociabilité afin de faire communauté. Mais après deux ans de pandémie douloureuse, nous nous acheminons vers une sortie de crise, et tous les engagements pris par les pouvoirs politiques et économiques, semblent oubliés afin de reprendre la vie là où elle était arrêtée.
Les résolutions volontaristes au sujet de ce fameux «monde d’après» cèdent sans surprise à la continuation des pratiques qui ont produit ce monde dont tout le monde annonçait la fin nécessaire. Les Ateliers, à travers ses quatorze panels et des communications importantes qui y ont été données, ont l’avantage de nous rappeler à notre devoir de faire monde, en lien avec toutes les espèces locataires de la terre sur laquelle les humains ne doivent plus se comporter en maîtres et possesseurs. Felwine Sarr et Achille Mbembe, à partir de Dakar, ont invité des penseurs afin de proposer un nouveau chemin, de converger vers de nouvelles pratiques afin de panser les plaies provoquées par le capitalisme et la violence qu’il charrie. Il s’agit aussi de penser le vivant par la configuration de nouvelles solutions.
Les deux animateurs des Ateliers nous invitent face à la «déliaison sociale, économique et environnementale du monde contemporain, à repenser les soubassements philosophiques de notre rapport au vivant en reconstruisant des ontologies relationnelles».
Si c’est aussi parce que l’humain, par le productivisme acharné, la destruction de la nature et le bouleversement de notre écosystème, a provoqué cette pandémie, il convient d’inventer de nouvelles formes d’habitabilité de la Terre par le respect dû aux autres locataires, la sobriété dans la fabrication de la richesse et la conception d’un nouveau rapport entre humains, animaux, végétations, etc.
La magie des Ateliers réside aussi dans sa capacité à décloisonner les savoirs, les formes et les pratiques artistiques et intellectuelles. Aux côtés par exemple des philosophes Souleymane Bachir Diagne et Mathieu Potte-Bonneville, figuraient des économistes comme Seydou Ouédraogo, des romanciers comme Mbougar Sarr, des photographes comme Teddy Mazina, des danseurs, des militants, des musiciens, des performers…
Les Ateliers de la pensée constituent l’une des plus grandes initiatives politiques en Afrique de ces 30 dernières années. Sur les cendres des universités dont la vocation de construction, de pérennisation et d’approfondissement du savoir semble essoufflée du fait de nombreuses causes, et à l’heure de la résurgence de la rétractation nationaliste et de la prééminence des obscurantismes, générer un espace de pensée libre et féconde, c’est opérer un choix de mener un combat culturel pour brandir le drapeau de l’humanisme et interroger des notions aussi cruciales que le politique, la culture, la liberté, l’art, l’écologie, etc.
Où ailleurs qu’à Dakar ? Dans cette capitale qui a longtemps eu l’ambition d’être une terre de débats et au cœur des enjeux culturels du monde. Edouard Glissant invitait à agir en son lieu et penser avec le monde. Pendant une semaine, nous avons, de Dakar, convié le Burkina Faso, le Mali, l’Ukraine, terres en turbulences et théâtres des impasses politiques mondiales actuelles, à nos idéations. Dakar, dont la vocation est d’être la capitale de la rencontre, de la création et de l’universel, est dans son rôle quand elle accueille pour la quatrième fois des intellec-tuels parmi les plus grands du monde, afin d’explorer les formes nouvelles d’habitabilité de la terre et de tisser les liens d’une humanité à inventer.