ÉVACUATIONS SANITAIRES EN AFRIQUE, UNE MÉDECINE AU SERVICE DES RICHES
Beaucoup de gens dénoncent ce système de favoritisme qui est parfois fondé non pas sur un véritable besoin de santé pour les pays africains mais qui favorise un «tourisme médical» qui ne dit pas son nom
Le 15 juin 2017, on se rappelle à Dakar la mort subite, dans un hôpital sénégalais, de Cheikh Khalifa Ababcar Mbengue, directeur de l’Agence de la couverture maladie universelle, CMU-Sénégal. Dès le lendemain de cette tragédie, un membre de la famille de M. Mbengue est monté au créneau pour attribuer la mort de son frère à la négligence de l’État et au fait que M. Mbengue n’a pas été évacué à temps dans un hôpital français à Paris où il aurait pu, selon ses dires, être sauvé. Une plainte a été annoncée par la famille contre l’État du Sénégal pour non-assistance à une personne en danger et, à date, personne ne sait si cette menace de plainte a été suivie d’effets. Le 15 juillet 2019, le décès à Paris d’Ousmane Tanor Dieng, puissant controversé premier secrétaire général de l’ancien puissant Parti socialiste du Sénégal et président du Haut conseil des collectivités territoriales (HCCT), va raviver la controverse sur le coût économique des «évacuations sanitaires» dans l’hexagone. Aujourd’hui encore, l’ancien premier ministre du Sénégal, Mohammed Boun Abdallah Dione que l’on donnait pour mort, ainsi que d’éminentes autres personnalités du régime sénégalais se soignent en ce moment en France et un peu partout à travers le monde avec l’argent du contribuable.
Les évacuations étant, pour la plupart du temps, réservées aux dignitaires du régime, c’est-à-dire aux gens en haut d’en haut et à leurs familles et proches, beaucoup de citoyens se posent maintenant des questions sur la légitimité morale d’une telle pratique par l’État.
À combien sont chiffrées ces évacuations ? Docteur Serigne Falilou Samb de la Polyclinique Pasteur de Rufisque en banlieue dakaroise, indique que les évacuations sanitaires coutent, au bas mots, 24 milliards de francs CFA par année au Trésor public du Sénégal. Il ajoute qu’avec ce montant faramineux, le Sénégal peut, si ses dirigeants le désirent vraiment, relever au standard mondial la qualité technique d’au moins deux de ses plus grands hôpitaux qui pourraient, ainsi, prendre en charge toutes les formes d’hospitalisation de manière à éviter l’évacuation couteuse des pontes du régime à l’étranger.
Selon une autre révélation faite par un journal de la place à Dakar, ce sont entre 40 à 50 bénéficiaires qui sont pris en charge, chaque année, par le Trésor public. L’État du Sénégal dépenserait ainsi, en raison de 3 000 euros par jour (environ 1 950 000 francs CFA) de coût d’évacuations vers Paris, près de 180 millions de francs CFA pour la prise en charge moyenne d’un seul bénéficiaire. Ce qui veut dire que pour à peu près 40 hauts dignitaires qui en bénéficient chaque année, c’est plus de 180 millions de francs CFA que le Sénégal dépense au titre du transport, de l’hospitalisation, de la prise en charge médicale, de la nourriture et de la civière qui accompagne le malade et qui, parfois, ramène le mort, aux frais du contribuable. Cette civière peut, à elle seule, coûter jusqu’à 14 millions de francs CFA, l’équivalent de 6 places dans les avions de la Royal Air Maroc (RAM), l’une des compagnies aériennes les moins chères qui est spécialisée dans le juteux «business» du transfert des malades sur la scène internationale. Et s’il s’agit d’un dignitaire du régime qui souffre d’une maladie plus complexe comme les maladies cardiovasculaires, celles liées aux traumatologies graves ou aux cancers, ce montant peut facilement atteindre 100 millions de francs CFA que casque, pour un seul malade, le Trésor public sénégalais.
Le problème est d’autant plus grave que les évacuations sanitaires sont octroyées au sommet de l’État en fonction de critères autour desquels le flou est total. Beaucoup de gens dénoncent ce système de favoritisme qui est parfois fondé non pas sur un véritable besoin de santé pour les pays africains mais qui favorise un «tourisme médical» qui ne dit pas son nom. Ce tourisme est réservé à une élite complexée et souvent victime du «syndrome du décès hexagonal». Ce syndrome, qui frappe particulièrement fort les classes dirigeantes, favorise les soins à l’étranger. Il est en effet bien vu, pour les membres de cette classe, de faire savoir et de dire à leur entourage qu’ils se soignent en Europe et que leurs médecins traitants sont en Europe. Ainsi, même parfois se sachant condamnés à la mort, ils vont préférer aller mourir, aux frais du contribuable, dans un hôpital huppé en Europe pour se faire émettre un acte de décès européen qui symbolise la supériorité de leur rang dans la hiérarchie sociale.
Le journaliste Alain Foka de Radio France internationale (RFI) note que c’est l’équivalent de 7 hôpitaux high-tech que coutent, chaque année, les évacuations sanitaires pour l’ensemble des pays francophones de l’Afrique subsaharienne. Son invité, Dr Roger Moyou-Mogou, souligne que le coût de 3 patients dialysés évacués en Europe peut construire un centre de dialyse avec 4 postes pour desservir 12 patients par jour dans un hôpital africain. Ce qui veut dire que l’argent dépensé pour dialyser 3 patients africains en un an dans un hôpital européen peut faire dialyser 12 patients par jour dans un hôpital situé dans un pays africain.
C’est trop et beaucoup trop d’argent dépensé pour le petit nombre par le Sénégal qui est classé, par le Fonds monétaire mondiale (FMI) et les institutions de Brettons Woods, comme l’un des vingt-cinq pays les plus pauvres au monde en 2019. C’est aussi trop et beaucoup trop d’argent pour l’Afrique subsaharienne dans son ensemble car dans cette sous-région, le phénomène est le même : les rares hôpitaux publics encore fonctionnels sont littéralement pris d’assaut et transformés en mouroirs publics pour le grand nombre qui s’y engouffre, faute de mieux.
C’est la raison pour laquelle la montée soudaine de ce débat au Sénégal et, d’une manière plus générale, en Afrique subsaharienne n’est pas un phénomène sans intérêt. Au contraire, ils veulent déchirer le voile qui entoure les évacuations sanitaires que l’idéologie dominante des classes dominantes présente faussement aux classes dominées comme une fatalité qui résulte des inégalités «naturelles» et/ou de la volonté divine.
Les pays du Maghreb (Maroc, Tunisie, etc.), qui avaient un niveau de formation des compétences et de développement sanitaire presque comparable à celui des pays subsahariens lorsqu’ils accédèrent ensemble à l’indépendance au début de années 60, ont pris conscience de l’importance de la souveraineté sanitaire. Ils sont en train de bâtir des infrastructures de santé qui leur permettent de soigner sur place leurs citoyens malades. Non seulement ils investissent en masse dans l’équipement et le développement de leurs propres systèmes de santé, mais leurs élites font confiance aux compétences de leurs médecins et personnels locaux de santé. En revanche, en Afrique subsaharienne, les évacuations sanitaires au profit des riches se développent à grande vitesse vers l’hexagone mais, paradoxe de l’histoire, de plus en plus vers les pays du Maghreb dont la plupart des premiers médecins ont été formés à la Faculté de médecine de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar.
Les évacuations sanitaires sont donc une aberration scientifique et technologique qui jette à terre les institutions de santé des pays qui y recourent. Plus grave encore, elles sont un aveu d’échec des politiques publiques de santé dont les lignes de force et l’état de délabrement avancé ont été aggravées en Afrique subsaharienne par les politiques d’ajustement structurel auxquelles se sont pliés les chefs d’État du sous-continent au début des années 80. Tout compte fait, l’état actuel des hôpitaux et des systèmes de santé dans cette partie du monde est un véritable scandale politique à répétition.
Que faire ?
Le but de ma contribution n’est pas d’enfermer cette question dans un débat de chiffres mais de montrer, par-delà les chiffres, que les évacuations sont non seulement une aberration historique à laquelle il est urgent de mettre un terme mais qu’elles sont aussi, et surtout, un obstacle direct au développement de véritables systèmes publics de santé ouverts et accessibles à tous en Afrique. Plutôt que d’envoyer ses élites se faire soigner à l’étranger aux frais du contribuable, les pays africains doivent résolument opter pour une médecine de qualité avec les équipements, les infrastructures et les ressources humaines de qualité qui assurent la continuité des soins pour le plus grand nombre de leurs concitoyens. Cela suppose, encore une fois, des investissements massifs – la santé n’ayant pas de prix – dans les infrastructures techniques et les technologies de soin. Cela suppose également la formation, en grand nombre, de médecins généralistes, de médecins spécialistes, de médecins sous-spécialistes ainsi que des infirmiers qualifiés qui travaillent de concert avec le personnel spécialisé (travailleurs sociaux, inhalothérapeutes, nutritionnistes, etc.) pour prendre soin des malades et traiter la maladie en elle-même non pas comme un simple phénomène biomédical mais comme un phénomène biopsychosocial qui touche toutes les dimensions de la santé.
Cela suppose également la prise de mesures législatives contraignantes, comme le préconisait récemment le président béninois, Patrice Talon, dans un discours musclé lors de sa rencontre avec les responsables de la communauté musulmane de son pays en février 2018. Pour le président Talon effet, les gouvernants africains doivent interdire les évacuations sanitaires parce que celles-ci ne profitent qu’aux riches et aux privilégiés du régime qui sont capables de payer leurs soins avec leur propre argent.
Les partis politiques de l’opposition, les organisations de la société civile, les députés dits «du peuple» et tous les démocrates soucieux de l’amélioration du plateau technique des institutions hospitalières et des soins de santé doivent interpeler, sur le vif, leurs ministres de la Santé pour que ces derniers fassent un bilan public des évacuations sanitaires et prennent des mesures draconiennes afin de mettre fin aux faveurs ainsi accordées à l’oligarchie riche et fortunée de leur continent.
Rappelons simplement que pour chaque malade évacué par l’Afrique vers l’Europe, l’Afrique sous-traite le développement des systèmes de santé des pays riches et aide ces pays à élever les standards de formation et de compétence de leurs personnels de soin. Ce personnel est grassement rétribué avec l’argent africain qui contribue, ainsi, à améliorer la santé et le niveau de vie général de la population européenne déjà bien nantie.
Pour sortir de ce cercle vicieux où c’est le pauvre qui nourrit le riche de son lait, il est faux de penser que l’Afrique doit faire de sa médecine publique une médecine privée et que celle-ci est le seul moyen pour concurrencer valablement les médecines publique et privée étrangères. L’échec de l’«Initiative de Bamako» qui préconisait, à la fin des années 80, la mise en place d’un paquet minimum de soins primaires payables par le contribuable africain, cet échec nous en dit long sur la capacité des populations africaines de base à payer leurs propres soins de santé. Également, l’échec de la «Déclaration d’Abuja» de 2001 nous renseigne sur le «refus du développement» qui frappe particulièrement nombre de chefs d’État africains du Sud du Sahara. On se rappelle que ces pays s’étaient engagés, chacun en ce qui le concerne, à consacrer au moins 15% de leur budget aux soins de santé. Aujourd’hui, seulement 10% de ces pays ont tenu parole et, à date, plus 35 % d’entre eux consacrent moins de 20$ US (environ 1800 francs CFA) par an et par habitant pour la santé de leur population.
Il faut donc dénoncer - sur toutes les tribunes du monde - le manque de volonté politique des dirigeants africains à respecter leurs promesses en matière de santé. Ces dirigeants refusent délibérément, pourrait-on dire, de prendre leurs responsabilités historiques devant les histoires tragiques de santé qui se déroulent sur leur continent. Tant qu’ils peuvent aller librement se soigner à l’étranger aux frais du contribuable, comment peut-il en être autrement ? Alors, puisqu’ils ne connaissent qu’une seule défaite – celle de la contrainte de l’action collective des masses – les masses doivent les pousser à investir massivement dans les soins de santé de manière à permettre au personnel de santé de soigner leurs malades en toute sécurité. Car, c’est la volonté politique qui maque réellement en Afrique pour pouvoir améliorer les soins de santé et contrôler les endémies qui frappent de tous les côtés les populations dont l’avenir est souvent hypothéqué par le piètre état de santé dans lequel elles vivent.
Les pays privilégiés où les dirigeants africains envoient leurs élites se faire soigner ont réussi, à un moment ou à un autre de leur histoire, à rendre public et disponible à tous leurs citoyens des systèmes publics de santé bien efficaces. La plupart l’ont fait, avec plus ou moins de succès, sans jamais renier les fondements du système capitaliste inégalitaire sur lequel ils sont assis. Pour les chefs d’États de l’Afrique subsaharienne qui considèrent le rejet de ce système comme le problème politique fondamental, il suffit juste de «copier-coller» ce qui a été fait dans ces pays pour améliorer leurs systèmes de santé et rendre ces derniers accessibles à tous leurs concitoyens. Le capital financier et les ressources humaines existent pour ce faire et, surtout, pour mettre fin à plus d’un demi-siècle de gaspillage de ressources au profit de l'extérieur.
Les journalistes des médias d’État et de tous les médias doivent s’impliquer dans cette bataille en réalisant des documentaires poignants et des reportages éclairés sur les évacuations sanitaires. Ces documentaires et reportages doivent viser à éclairer l’opinion publique sur le caractère budgétivore de ce phénomène et la nécessité, pour le développement des soins de santé dans les pays africains, de mettre un terme final à cette pratique inéquitable, exsangue et contreproductive.
Les médecins, les syndicalistes, les organisations de la société civile et les employés du milieu de la santé ainsi que les acteurs des associations communautaires doivent dénoncer - à l’ONU, à l’OMS, à l’UNICEF et sur les tribunes de toutes les instances internationales - ce scandale au profit des oligarques des régimes africains. Ils doivent faire savoir au reste du monde, qui ferme les yeux sur ce scandale inédit, que les évacuations sanitaires sont un crime contre l’humanité et que ce crime est un manque totalement d’empathie, de compassion et d’équité pour le sort des pauvres et des indigents, les grands oubliés des politiques publiques de santé en Afrique.
Lamine Dingass Diédhiou est Professeur-chercheur en sociologie, Collège de Limoilou, Québec, Canada.