LE TEMPS LONG DONNE RAISON À SENGHOR
Du Théâtre national Daniel Sorano aux écoles d'infirmiers, il a créé les institutions essentielles du pays. Son œuvre, aujourd'hui contestée, témoigne pourtant d'une vision universaliste plus que jamais d'actualité
En ces temps formidables marqués par l’ère de la post-vérité sans limites, il m’arrive de discuter avec des compatriotes de l’héritage de nos devanciers, notamment Cheikh Anta Diop et Léopold Sédar Senghor. Deux figures majeures de notre histoire intellectuelle, culturelle, sociale et politique, dont tout Sénégalais devrait être fier au regard de leur trajectoire, bien que leurs visions du monde fussent antagonistes, voire opposées. J’ai lu leurs œuvres et compris leurs désaccords ainsi que leurs petites querelles. Cheikh Anta prêchait la renaissance africaine, tandis que Senghor, dans la même veine que ses amis Damas et Césaire, militait en faveur de la négritude. Cependant, j’ai constaté que l’héritage de Senghor est parfois analysé avec un excès de mauvaise foi, peut-être lié à l’ignorance.
Certains affirment, sans nuance ni recul – des qualités pourtant nécessaires à toute analyse sérieuse et exempte de biais –, que Senghor était un suppôt de la France, un aliéné, un renégat, que sa vision du monde était bidouillée et qu’il serait la principale cause de notre « retard économique ». Pourtant, l’économiste et penseur décolonial sénégalais Felwine Sarr nous dit dans son essai Afrotopia (Philippe Rey, 2016) : « L’Afrique n’a personne à rattraper. » On impute aisément à Senghor une part démesurée de nos échecs. Quelle époque singulière !
Léopold Sédar Senghor était un grand homme d’État. Il a placé le Sénégal, petit pays niché en Afrique de l’Ouest, sur la carte du monde grâce à deux piliers : la culture et l’éducation. Il a fondé les premières institutions culturelles sénégalaises, notamment le Théâtre national Daniel Sorano et la Manufacture nationale de Tapisserie, et fut l’initiateur du Festival mondial des arts nègres. Il a également créé les écoles des agents sanitaires de Saint-Louis ainsi que celles des infirmiers et infirmières d’État, contribuant ainsi à renforcer les infrastructures éducatives et sanitaires du pays. Il avait compris, avant tout le monde, que la culture et l’éducation sont essentielles pour façonner des vies.
C’est pourquoi, durant son magistère, Senghor avait consacré plus d’un quart du budget de l’État à l’éducation et à la culture, convaincu que ces deux domaines constituaient les fondations indispensables d’une nation, qui irait au « rendez-vous du donner et du recevoir », par l’entremise de ses filles et fils bien instruits et éduqués. Le natif de Joal, ancien maire de Thiès – la ville rebelle –, profondément enraciné dans son royaume d’enfance, le pays sérère, mais ouvert aux influences du monde libre, savait que la construction de l’homme total, voire universel, passait par ces deux mamelles. À ce titre, je puis affirmer sans réserve qu’il était en avance sur son temps et sur son monde.
Face aux crises qui assaillent l’humanité et aux impasses de la mondialisation et du néolibéralisme, à la montée de la xénophobie et des passions tristes – ici comme ailleurs dans le corps social –, l’œuvre de Senghor nous invite à monter en humanité en plaçant l’humain au cœur de l’action publique afin qu’il accède au bonheur et au bien-être, quelle que soit sa langue, son origine, sa couleur de peau, son sexe ou sa religion. La pandémie de Covid-19 nous l’a appris à nos dépens. Revisiter son œuvre, bien qu’imparfaite – comme toute œuvre humaine –, nous arme pour résister aux discours de haine, aux assignations identitaires et aux ressentiments.
Par ailleurs, l’œuvre foisonnante de Senghor nous enseigne ceci : le Sénégalais est un être qui s’empêche. Il bâtit des ponts, mais n’érige jamais de barrières. Le Sénégalais est un citoyen du monde, qui a pour seule boussole l’altérité et doit toujours emprunter les voies de la créolisation. Les actualités géopolitiques, notamment ce qui se déroule à Gaza sous nos yeux, rappellent la portée de cette vision universaliste. Senghor, catholique mais avant tout Sénégalais, avait accordé à Yasser Arafat, alors président de l’Autorité palestinienne, un passeport diplomatique lui permettant de voyager sans entraves dans les aéroports du monde libre. Ce geste illustre sa conception d’un humanisme transcendant les frontières religieuses, culturelles et politiques.
L’autre leçon magistrale que nous prodigue le vieux savant sérère est celle-ci : le Sénégalais est animé par une mystique républicaine profondément enracinée en lui. Comme l’avait si bien formulé le philosophe catholique Charles Péguy, « la République est une mystique avant d’être une politique ». Ainsi, la République laïque doit être pour le Sénégalais sa seule patrie, sa seule certitude et le socle inébranlable de son unité.
Aujourd’hui, certains individus sans mesure ni retenue, prompts à invectiver devant l’éternel, s’acharnent encore dans une entreprise abjecte de diffamation, autrement dit, d’outrager sa mémoire. Senghor n’était pas parfait. Il était un simple homme, avec ses failles, ses zones d’ombre et ses erreurs. Cette humanité complexe et imparfaite avait d’ailleurs été mise en lumière lors de l’exposition « Senghor et les arts : réinventer l'universel », qui s’était tenue au Musée du quai Branly. J’ai eu la chance de visiter cette exposition un samedi matin ensoleillé d’août 2023, et elle m’a permis de mieux appréhender la richesse de son héritage, au-delà des critiques souvent réductrices dont il fait l’objet. Mais une chose demeure irréfutable : Senghor a construit l’État-nation, forgeant une identité nationale unifiée malgré la diversité linguistique, religieuse et ethnique qui caractérise le Sénégal. C’était cela, Senghor : un bâtisseur de ponts, un homme de vision. De surcroît, il n’était ni un démagogue, ni une élite désincarnée surfant sur les affects en politique.
Birane Diop est diplômé de l’Université Cheikh Anta Diop, de l’Université Jean Moulin Lyon 3 et du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM Paris).