LE PIED DE NEZ DE SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
Le philosophe, confronté à des reproches sur son prétendu silence durant les crises récentes, choisit la voie de l'engagement intellectuel plutôt que celle de la polémique. "Je vais continuer à les agacer", promet-il à ses détracteurs
Le philosophe Souleymane Bachir Diagne n’y est pas allé de main morte pour répondre à ceux qui pensent qu’il n’a plus le droit à la parole au Sénégal. Invité de « Face aux lecteurs », un événement organisé par la librairie l’Harmattan et animé par le journaliste Pape Aliou Sarr, le penseur sénégalais souligne qu’il continuera à agacer les gens qui ne veulent plus le voir intervenir dans l’espace médiatique sénégalais.
Certains activistes sénégalais et militants du Pastef reprochent au philosophe sénégalais son mutisme durant les crises socio-politiques qui ont secoué le pays ces dernières années. Ils pensent qu’ils pouvaient user de son rayonnement planétaire pour prêter main forte à leur « Révolution ». Par conséquent, les détracteurs du Professeur Souleymane Bachir Diagne sont d’avis qu’il n’a plus son mot à dire concernant les affaires du Sénégal. Mais pour le brillant philosophe, ces derniers peuvent déchanter. « Il semble qu’il y a des gens que cela agace que je parle ici », soutient-il avec humour.
Mais devant un public venu l’écouter parler de philosophie et de son dernier ouvrage *Ubuntu*, Pr Diagne, connu pour sa tempérance, n’a pas pour autant fait l’autruche pour répondre à ces critiques : « Je vais continuer à les agacer », déclare-t-il avec véhémence. À l’en croire en effet, le paradoxe serait qu’il ne parle de son travail et de ce qu’il a fait qu’à l’extérieur. « Et que je ne le fasse pas ici chez nous », renchérit le penseur sénégalais.
S’exprimant en outre sur son livre et sur le concept *Ubuntu*, mot bantou devenu, d’après lui, un concept éthique et politique, Pr Diagne indique qu’il y a deux choses qui sont importantes avec ce mot devenu par la force des choses un concept philosophique.
L’humain n’est pas un état mais un devenir
« Que l’humain n’est pas un état mais un devenir. On devient humain. Naître humain, c’est avoir la responsabilité de se faire soi-même un humain, de s’inventer comme humain », renseigne l’auteur de l’essai *Universaliser*. La deuxième composante, estime-t-il, est que l’humanité qu’il faut construire se fait dans la réciprocité et la relation. « Nous co-construisons nos humanités. Une des traductions possibles d’*Ubuntu* c’est une co-humanité. C’est l’idée que nous avons à devenir humain et que nous le devenons ensemble », a fait savoir Souleymane Bachir Diagne.
Dans le même ordre d’idées, le penseur sénégalais a fait une comparaison entre ce mot bantou *Ubuntu*, et le mot wolof « Nitté ». « C’est l’analogue fonctionnel de ce qui est entendu par *Ubuntu*. Il est tout à fait logique de voir en effet que *Ubuntu* a dans la langue wolof un analogue fonctionnel qui est ‘‘Nitté’’. Car ‘‘Nitté’’ signifie aussi que l’homme a la responsabilité et la tâche de devenir ‘‘Nitt’’ », renseigne-t-il.
Faire de mon identité une politique, c’est absurde, c’est une impasse
Devant « ses » lecteurs, et parlant de la complémentarité qui pourrait exister entre ce concept *Ubuntu* et l’action politique, Pr Souleymane Bachir Diagne trouve aussi qu’il n’y a aucune urgence d’agir qui vaille de mettre entre parenthèses le temps de la réflexion. « Le temps de la réflexion est toujours nécessaire quand les urgences sont là, il faut pouvoir savoir prendre la distance philosophique que la réflexion elle-même nous impose malgré la pression de ces urgences », prône-t-il non sans rappeler que la finalité d’*Ubuntu*, c’est finalement rendre la communauté meilleure.
Toutefois, il affirme qu’être ensemble, cela suppose aussi l’affirmation des identités. « Il ne s’agit pas de transformer nos identités en identitarisme. Le problème, c’est les identitarismes. Faire de mon identité une politique, c’est absurde, c’est une impasse », prévient-il. Poursuivant son argumentation, il signale que malheureusement, dans le monde actuel de la fragmentation, chacun fait de sa tribu et de son particularisme l’alpha et l’oméga de sa politique. « Mais pour faire communauté, cela ne veut pas dire qu’il faille effacer qui nous sommes. Au contraire, comprendre que le monde est pluriel, qu’il est tissé de différences, c’est la condition même d’une orientation commune vers un horizon de l’universalité », note le philosophe avec toujours la même pertinence.