SOLEILS INVINCIBLES, UN ROMAN DE JOUVENCE
La lecture de cette œuvre envoûtante de Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye nous entraîne dans une expédition qui, à peine entreprise, devient une sorte de centre de rétention dont il est impossible de s’échapper

Parler d’un roman, c’est d’une certaine manière le réécrire. Y rajouter ses propres mots sans en trahir le sens en s’obstinant à vouloir faire coïncider l’inspiration de l’auteur avec l’imagination du lecteur. Voilà ce que la lecture de ce beau et captivant roman de Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye, Soleils invincibles, m’a inspiré comme réflexions traduites ici en périphrases.
Toute lecture est une réécriture. Lire et laisser libre cours à l’imagination sans pervertir l’histoire au moment de la recension. Lire sans trahir. Le lecteur peut dès lors prendre une voie secondaire pour mieux suivre la trame de l’histoire narrée par l’auteur. Nul besoin donc de partir de la même inspiration pour arriver aux mêmes émotions, surtout quand on a affaire à une grande et savoureuse œuvre romanesque, telle celle produite par Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye.
La réussite d’un roman se mesure par l’intensité des sentiments éprouvés. Un roman, pourrait-on dire, est réussi quand l’auteur arrive à nous faire ressentir des degrés de sentiments diffus, sans qu’on ait besoin de les vivre ou d’en faire personnellement l’expérience.
On ne sort jamais indemne de la lecture d’un roman. Celui-ci fait partie de ce que je qualifierai de « roman de jouvence ». Il a été ma cure ces dernières semaines.
Sous l’éblouissement des rayons du soleil illuminant nos imaginaires, ligne après ligne, mot après mot, émotion après émotion, la lecture de cette œuvre envoûtante de Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye nous entraîne dans une expédition qui, à peine entreprise, devient une sorte de centre de rétention dont il est impossible de s’échapper. La lecture de ce roman nous propulse dans des imaginaires de contrées proches et lointaines, partie intégrante de nos quotidiens culturels et existentiels.
Soleils invincibles est un roman à charge pour diverses raisons que le lecteur découvrira au fil des pages. Ce roman est aussi un voyage. Une escapade touristique, devrais-je dire, qui nous invite à lire entre les lignes et entre les signes. On y découvre comment la nouvelle ruée vers « l’eldorado occidental » piège chacun dans l’étau de l’autre, agrippé à ses préjugés.
Lire Soleils invincibles m’a permis de découvrir ce que la claustrophobie identitaire doit à l’intolérance de la présence de l’autre, source de toutes les formes d’extrémismes. On y découvre notamment ce que l’on détruit en voulant construire ; ce que l’on perd en partant et ce que l’on gagne en revenant de ces contrées lointaines, fontaines d’imaginaires dégoulinant notamment dans l’esprit de nombreux jeunes migrants ou étudiants aimantés par l’Occident. Le risque derrière la volonté. L’horreur dans l’espoir. Le rêve d’un monde nouveau qui se heurte à la résurrection des vestiges d’un monde ancien, avec ses immondices de désillusions et déceptions que la magie des voyages et de la proximité n’a pas fait disparaître. À vouloir un « autre ici », l’on s’expose à sombrer dans un « même ailleurs », avec, à la clé, une vie en dents de scie faite de blessures à panser et à repenser à perpétuité.
J’y découvre en substance, à quel point la phobie de l’autre conduit toujours à la claustrophobie identitaire difficile à refouler. Ce qui suffit amplement à entraîner l’esprit dans un corps-à-corps entre le révoltant et le réconfortant. Sans le moindre préavis devant l’horreur, il cherche à faire vivre l’horreur aux récalcitrants asphyxiés par la déportation de l’espoir vers des terres promises encore et toujours compromises par leur désir de vivre dans une bulle.
Pour de nombreux jeunes d’ici, réussir consiste à voyager pour ne pas finir sur le pavé des origines qui maintiennent les rêves d’ailleurs en résidence surveillée. Être présent dans des lieux propices à l’éclosion des ambitions. Perdre le contact avec les siens. Nouer de nouveaux liens à partir des géométries de l’imaginaire cherchant à se juxtaposer à la géographie des nouveaux eldorados, où l’ambition vient déposer ses valises et bien souvent ses illusions. Abandonner par lâcheté ou par nécessité parents, pays, travail, convictions, repères, etc. pour aller vivre ailleurs, loin des siens et de tous ces « trop de riens » caractéristiques de son monde fui, malgré ses beautés endormies et ses richesses ensevelies qui ne permettent pas de mettre la main sur le bonheur toujours fuyant et furtif.
Véritable machine à broyer des destins rêvés, planifiés, caressés, le voyage devient une morsure envoûteuse et venimeuse qui laisse des traces inhospitalières sur les présences corporelles, culturelles ou autres. Sortir du néant pour trouver une place au soleil délocalisé. Soleils invincibles en dépit des récurrentes attaques historiques, culturelles et existentielles. Soleils résilients face à la brutalité des errances et remontrances venant et partant d’ici, tels les braquages affectifs tendus au nom du brassage parental ou de la géopolitique des tracasseries, conventions et convenances familiales, oscillant entre finesse diplomatique et réalisme sentimental. Éloges et blâmes. Tensions et réconciliations. Pertes et gains. Gré et regrets. Fantaisies et caprices.
Lire Soleils invincibles permet de voir et de savoir, en regardant ces terres promises et compromises qu’il ne suffit pas de les chérir pour espérer les conquérir. L’ambition devient transgression. L’impression une conviction. L’expression une forme d’agression, l’identité une réputation qui n’inspire ni le respect, ni la compassion ou l’empathie. Ces « gens-là » semblaient venir d’une autre galaxie, même si on les voyait partout ; qu’on applaudissait leurs semblables quand ils battaient des records sportifs ou se faisaient distinguer dans des performances sportives ou musicales. La présence acceptée suffit largement comme présent à apprécier. Le flux des plus belles rencontres peut à tout instant virer aux plus moches séparations.
Eldorado. De rocades en bivouacs et de bastonnades en couacs administratifs, à partir d’une conception de la vie, moins en termes de carrière ou de projet, que d’opportunités offertes par un nomadisme souvent fait, au besoin, d’improvisations, mais toujours guetté par l’imprévisible qui frappe à l’improviste. L’arbitraire punit au hasard, frappant sans discrimination pour mieux discriminer en toute discrétion, avec la complicité d’une force censée émaner du droit et de la justice pour faire régner l’ordre, mais qui ne s’encombre pas des bonnes mœurs, pourtant plus importantes que toutes les lois.
Loin de soi. Loin de la loi. On finit par se rendre compte que la présence non autorisée est la première défiance à la loi. Ne point s’interdire de faire des choses que la loi interdit tout comme celui qui se sait, en dépit de toutes les considérations éthiques, qu’il est le premier à violer la loi en devenant un clandestin. Je devrais dire « présence à caractère clandestin ». La nuance est de taille.
Parti en quête de sécurité, se retrouver dans un « dilemme de sécurité » face à la « gangstérisation de l’identité ». Se retrouver en danger devant des fauves et des êtres d’armes en uniformes, sans état d’âme ni pitié de l’être devant les identités qu’ils ne considèrent pas comme partie intégrante de l’humanité pour mériter liberté, égalité et fraternité. Inaptes à s’ajuster à la cosmopolite contemporaine. Prêts à vous intoxiquer l’existence pour vous inciter à renoncer à nourrir une quelconque ambition de recommencer votre vie en dehors de votre lieu de naissance et d’assignation à résidence ; de ne tenter aucune pirouette en prenant la direction corrompue du bon vent indiquée par la girouette de l’imaginaire occidental, terre d’abondance, de style de vie idéal, de prospérité inépuisable ou d’hospitalité pour les réfugiés aux motivations diverses et variées, mais toujours légitimes parce que justifiées, même étant illégales.
Le juste n’est pas toujours légal. Le légal n’est pas toujours juste. L’équilibre se perd. Les équilibristes s’y retrouvent et en abusent, tel le lecteur qui ne se contente pas juste de lire ; mais qui réécrit au risque de trahir. Que l’imagination nous en garde.
Soleils invincibles, de Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye (éd. Présence africaine, 380 pages, 20 euros).
Ibrahima Silla est enseignant-chercheur en science politique à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis.