LEÇONS DE L’ESCAPADE DE MARINE LE PEN AU SÉNÉGAL
Le geste de Macky Sall n’est intelligible qu’à la lumière de sa situation politique. En recevant la chef du Rassemblement national, le président prouve qu’il ne recule devant aucune abjection pour tenter de s’offrir une nouvelle alliée à l’international
Pendant que les Français manifestaient par milliers aux quatre coins du pays contre la réforme des retraites du gouvernement Borne, Marine Le Pen (MLP) était au Sénégal. Du lundi 16 janvier au jeudi 19 janvier 2023, elle a sillonné le nord-ouest du pays de la Teranga[1]. Cette visite officielle l’a conduite à Richard Toll dans une exploitation agro-industrielle appartenant au milliardaire franco-sénégalais et résidant suisse Jean Claude Mimran ; à Saint-Louis puis à Dakar où elle s’est rendue au quartier général des éléments français du Sénégal [2] et dans le plus grand Centre hospitalier universitaire (CHU) du pays. Le point d’orgue de ce déplacement a été l’audience que lui a accordée le président sénégalais, Macky Sall, au palais de la République de l’avenue Léopold Sédar Senghor à Dakar. L’échange en tête-à-tête qui a duré une heure est une première. Jamais un président sénégalais n’avait jusqu’à ce jour accepté une rencontre avec les représentants de l’extrême droite française. Macky Sall rejoint ainsi le feu autocrate Idriss Deby qui avait reçu MLP en 2017 et Félix Houphouët-Boigny qui avait reçu Jean-Marie Le Pen en 1987, pour ne parler que de ceux-là. Dans le passé, les nombreuses tentatives de mettre en œuvre ce type de rencontres au Sénégal ont lamentablement échoué. Faisant le compte rendu de cette rencontre dans une interview exclusive au directeur du groupe de presse privé sénégalais Emedia (radio, télévision, quotidien et site internet), madame Le Pen a dit avoir eu des « convergences » avec un « homme charmant » grâce à leur attachement commun à la « souveraineté ».
Le voyage de MLP a été préparé dans la plus grande discrétion et n’a été annoncé par le quotidien français l’Opinion que le 16 janvier, jour de son départ de France. Dans l’article qui en parle, le séjour au Sénégal est décrit comme une étape dans sa préparation à « l’exercice du pouvoir ». Dans ce même journal, dans une tribune, elle a décrit les objectifs de sa visite, les thèmes à aborder et ses réflexions sur les relations franco-africaines. Le diagnostic et les propositions sur la situation économique et sociale du continent africain et du Sénégal en particulier que fait Marine Le Pen ne présentent pas une grande originalité. Elle dénonce l’insertion primaire de l’Afrique dans le commerce international, les rapports de domination entre l’Union européenne et les pays Afrique Caraïbes et Pacifique (ACP). Elle préconise pour le continent une industrialisation, plus de respect, une place de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et qui sera occupé par le Sénégal. À l’instar de ses prises de position en France où elle déclare être contre la réforme actuelle des retraites, elle est vent debout contre les actions des salariés et de leurs syndicats qui la contestent, elle promet monts et merveilles en matière de politique africaine de la France tout en maintenant les instruments de la politique impérialiste française actuelle (opérations militaires, franc CFA/ECO, francophonie francocentrée…). Rappelons également que MLP avait proposé, parmi d’autres mesures abjectes, d’interrompre l’Aide publique au développement versée au Mali en rétorsion aux agissements du pouvoir de ce pays. Cette proposition avait d’ailleurs été reprise par Emmanuel Macron.
Macky Sall a franchi le Rubicon en recevant Marine Le Pen. Les diatribes xénophobes dirigées notamment contre les musulmans de la chef du Rassemblement national l’ont définitivement rendue infréquentable pour de nombreux Sénégalais dans la diaspora comme à l’intérieur du pays. Le geste du président sénégalais n’est intelligible qu’à la lumière de sa situation politique. Après dix ans de pouvoir, il a ruiné son crédit et peine à impulser une mobilisation populaire autour de sa personne et de ses mots d’ordre. Malgré cet isolement, il veut imposer en violation de l’esprit et la lettre de la Constitution, sa candidature à l’élection présidentielle de 2024. Pour ce faire, il gouverne dans la répression. Les journalistes, les militants associatifs et politiques sont ses cibles privilégiées. Ils sont des dizaines à croupir en prison pour des motifs qui sont la marque des régimes autoritaires. En recevant la chef du Rassemblement national, le président sénégalais prouve qu’il ne recule devant aucune abjection pour tenter de s’offrir une nouvelle alliée à l’international. Les amis étrangers ne sont jamais assez nombreux quand il faut réprimer les populations dans le silence de la communauté internationale. Les communistes profitent de cette occasion d’ailleurs pour renouveler leur soutien aux forces démocratiques et progressistes en lutte contre les abus précités.
Avec cette visite, Marine Le Pen et l’extrême droite française franchissent un nouveau cap. Ceci est sans doute la résultante de ralliements de milieux économiques en France et en Afrique. Philippe Bohn, ex-monsieur Afrique d’Airbus, ancien président d’Air Sénégal et condamné en 2021 par la justice française au sujet d’une affaire concernant la compagnie Aigle Azur est l’expression concrète de ce rapprochement. Bien qu’Emmanuel Macron et les réseaux qui lui sont proches sont restées d’un mutisme assourdissant à ce sujet, il est certain que le pouvoir français a été informé en amont de cette visite. Dans ce cas comme sur d’autres sujets, cela pourrait être motivé par des calculs politiciens sordides participants à continuer à faire de l’extrême droite son « meilleur ennemi » tout en reprenant une partie de son programme. C’est extrêmement dangereux. Il est du devoir des communistes et des autres forces de gauche et démocratiques de nos deux continents de mettre fin à ce jeu de dupes et de faire grandir la perspective d’un véritable changement de société prenant en charge les défis économiques, sociaux et environnementaux.
[1]
Hospitalité
[2
Base des forces armées françaises au Sénégal.