RENEGOCIER LE CONTRAT SEXUEL AU SENEGAL
La récente annonce de la composition du nouveau gouvernement au Sénégal, marquée par une faible présence de femmes (seulement quatre parmi vingt-cinq membres), a exacerbé les critiques au sein d’une frange du mouvement des femmes
La récente annonce de la composition du nouveau gouvernement au Sénégal, marquée par une faible présence de femmes (seulement quatre parmi vingt-cinq membres), a exacerbé les critiques au sein d’une frange du mouvement des femmes, qui perçoit cette sous-représentation non seulement comme le reflet d’une lacune immédiate dans le nouvel Exécutif, mais également comme l’indicateur d’un recul en termes de reconnaissance de la place des femmes dans les sphères de pouvoir.
Certain.e.s sont allé.e.s plus loin, qualifiant la transformation du ministère de la Femme en ministère de la Famille et des solidarités, de dilution des enjeux de genre au profit d’une approche matrimoniale réductrice, susceptible d’éclipser les politiques essentielles permettant de lutter contre les inégalités structurelles en faveur des femmes. Je comprends les alertes qui soulèvent des questions fondamentales sur les relations hommes-femmes dans une société sénégalaise qui, empreinte d’un imaginaire patriarcal, voit l’Etat sous les traits d’un père protecteur et ordonnateur. Cette omniprésence masculine imprégnée sous-tendue par la religion fait craindre une perpétuation du «contrat social sénégalais» tel que décrit par Cruise O’Brien - c’est-à-dire fondé sur une alliance au sommet entre le prince et le marabout-, qui pourrait dissimuler un autre «contrat sexuel» (pour reprendre Carole Pateman) qui cantonne les femmes dans des rôles privés et matrimoniaux. Cette crainte est d’autant plus compréhensible que la configuration du pouvoir dans notre société semble influencer systématiquement toutes les décisions, les lois et les normes, révélant ce que certains critiques décrivent comme un «sexisme latent» qui irrigue l’ensemble de la structure sociale. Mais en vérité, le Sénégal ne peut aucunement souffrir d’un «sexisme institutionnalisé», compte tenu des avancées significatives réalisées en faveur des droits des femmes, qui méritent d’être pérennisées. C’est pourquoi il me semble prématuré de spéculer sur les politiques que les nouvelles autorités étatiques mettront en œuvre concernant les questions de la femme (audelà de la famille), en l’absence de la déclaration de politique générale du Premier ministre et des directives du nouveau ministère de la Famille et des solidarités. En attendant, il me semble crucial de diriger le débat vers des discussions plus constructives et exemptes de préjugés. Ces échanges doivent prendre en compte une compréhension holistique des défis globaux et locaux liés aux femmes. C’est dans cette perspective que cette analyse entend souligner trois aspects-clés qui pourraient servir de catalyseur à ce dialogue essentiel.
Lever les équivoques sur le «genre» et la femme
Au Sénégal, la problématique du genre semble se situer à l’intersection de deux visions opposées. D’une part, une approche néolibérale, influencée par les valeurs occidentales, considère l’émancipation et la modernisation des rôles sexués comme cruciaux pour le progrès social. D’autre part, une perspective post-coloniale et conservatrice insiste sur la préservation des valeurs culturelles et religieuses traditionnelles, considérées comme un bouclier contre les effets homogénéisants de la mondialisation. Cette vision conservatrice, profondément ancrée dans la société sénégalaise à majorité musulmane, soustend les réactions défensives face aux questions de genre, perçues -à tort ou à raison- à travers le prisme de stéréotypes négatifs. Sur le plan conceptuel, il est fondamental de distinguer le «sexe», qui désigne les différences biologiques et physiologiques, du «genre», qui se rapporte aux rôles socialement attribués.
Cette distinction est capitale pour comprendre les tensions autour de l’élaboration de certaines politiques publiques, en différenciant par exemple celles spécifiquement destinées aux femmes de celles globalement liées au genre. Les politiques centrées sur les femmes abordent des enjeux spécifiques tels que les inégalités professionnelles, la violence contre les femmes et les limitations d’accès à l’éducation et aux soins de santé reproductifs, et motivent des mesures correctives telles les lois pour une plus grande représentation des femmes dans les positions de pouvoir ou le soutien à l’entrepreneuriat féminin. Parallèlement, les politiques de genre adoptent une approche plus vaste et inclusive, couvrant diverses identités -y compris celles des hommes, des personnes non binaires et transgenres- dans le but de promouvoir l’égalité dans tous les secteurs de la société et de déconstruire les stéréotypes limitant les choix et les opportunités des individus de tout genre. Cette approche genre a rencontré des résistances culturelles marquées, notamment lors des premières initiatives en faveur de l’émancipation des femmes.
C’est le cas par exemple de la mise en œuvre de politiques de planification familiale et de démographie par des organisations telles que l’International Planned Parenthood Federation (Ippf) et le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap) durant les années 1980. Initialement centrées sur la santé maternelle et infantile, ces initiatives ont progressivement intégré des questions de genre, marquant une évolution notable dans l’approche des politiques de santé et de population. Elles ont progressivement déclenché des débats passionnés autour de sujets sensibles tels que le mariage précoce, la polygamie, le divorce, l’homosexualité, les mutilations génitales féminines et l’autonomie corporelle des femmes. Elles ont révélé que les questions de santé sexuelle et reproductive font partie intégrante d’une lutte plus large pour l’égalité non seulement pour les femmes, mais aussi en faveur de l’égalité des genres et de l’autonomie individuelle, en influant sur tous les aspects de la vie sociale et privée. Dans le contexte sénégalais, où les normes religieuses jouent un rôle dominant dans la définition de ce qui est acceptable, les débats sont amplifiés par une propension à envisager les notions de genre, d’équité sociale et de dynamique familiale comme indissociables. Comment peut-on avancer vers une plus grande équité pour les femmes sans renforcer les stéréotypes de genre qui conduisent certains à rejeter en bloc des avancées potentiellement positives ?
La réponse à cette préoccupation est d’autant plus importante que le récent changement de régime au Sénégal intervient dans un contexte d’adoption de la Stratégie nationale pour l’équité et l’égalité de genre II (Sneeg), qui vise à promouvoir l’égalité entre les sexes jusqu’en 2026, alignée sur les Objectifs de développement durable à l’horizon 2030.
II- Le nouveau régime et le contrat sexuel
Dans la continuité de cette réflexion, il est crucial de redéfinir un «nouveau contrat sexuel» au Sénégal, où hommes et femmes collaborent de manière complémentaire pour faire avancer la cause de la femme. Cela nécessite de se concentrer attentivement sur des aspects-clés pour garantir un progrès à la fois tangible et pérenne. Premièrement, il semble essentiel de préserver et valoriser la mémoire et les acquis des luttes féminines au Sénégal, ancrées dans l’histoire politique depuis l’époque coloniale. Des figures emblématiques telles que Ndaté Yalla Mbodj, reine du Waalo, et Aline Sitoë Diatta, prêtresse de la Casamance, ont marqué de leur résistance inspiratrice face à l’oppression, ouvrant la voie aux futures générations pour continuer la lutte pour l’égalité. Au fil du temps, l’activisme féminin a transcendé les divisions ethniques et politiques. Des leaders comme Ndaté Yalla Fall et Soukeyna Konaré, bien que de partis opposés, ont collaboré pour défier des lois discriminatoires telles que l’ordonnance française de 1944 qui limitait le droit de vote aux seules Françaises «de souche»
Le combat continu des femmes a contribué à des avancées majeures, comme l’adoption de la loi sur la parité absolue en 2010 sous la Présidence de Abdoulaye Wade, renforçant significativement leur participation dans la vie politique sénégalaise. Deuxièmement, le Sénégal doit renforcer son rôle de leader dans la promotion des droits des femmes sur la scène internationale et drainer des investissements en faveur de ces dernières. Le pays a déjà fait preuve de dévouement en ratifiant des accords-clés tels que la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Cedef) de l’Onu en 1979 et son Protocole additionnel, adoptés respectivement en 1985 et en 2000. Ces engagements soulignent la volonté sénégalaise d’éliminer la discrimination et de promouvoir l’égalité des femmes dans la sphère politique et publique. En adhérant à des initiatives internationales comme la Déclaration de Beijing, la Résolution A/RES/66/130 de l’Onu, le Protocole de Maputo complétant la Charte africaine des droits de l’Homme sur les droits des femmes et l’Acte additionnel de la Cedeao pour l’égalité des droits dans le développement durable, le Sénégal s’affirme comme un acteur engagé. Sur le plan national, des mesures comme l’adoption la loi n°2010 du 28 mai 2010 portant parité absolue entre les hommes et les femmes dans les instances électives et semi-électives illustrent cet engagement législatif. De plus, le pays respecte ces obligations internationales en fournissant régulièrement des rapports aux comités de suivi, ce qui assure une mise en œuvre effective de ses engagements. Cette posture non seulement renforce la position du Sénégal comme modèle de progrès dans les droits des femmes, mais peut également encourager des investissements internationaux et des collaborations qui favorisent le développement socioéconomique global du pays.
Troisièmement, les défis auxquels sont confrontées les femmes sénégalaises vont bien audelà de leur simple participation dans les sphères décisionnelles ou les débats, souvent circonscrits aux enjeux reproductifs et matrimoniaux. Ces défis représentent un enjeu majeur de développement, et il est impératif que les nouvelles autorités saisissent cette opportunité pour rectifier les inégalités structurelles qui pèsent sur les femmes. Elles rencontrent divers obstacles, incluant un accès restreint à l’éducation, des disparités économiques et la persistance de violences physiques et psychologiques. Leur combat constant appelle à une intervention proactive de l’Etat non seulement pour protéger leurs droits politiques, économiques et sociaux, mais également pour valoriser équitablement leurs compétences et contributions au développement du Sénégal, au même titre que les hommes. Cela nécessite le renforcement des politiques adaptées aux réalités vécues par les femmes sénégalaises et l’engagement dans des réformes structurelles qui favorisent leur bien-être et leur autonomie dans tous les aspects de la vie, tout en préservant les équilibres familiaux et sociaux.