SENGHOR, HÉRO OU FÉLON ?
Vingt-trois ans après sa mort, le premier président du Sénégal continue de diviser. Poète adulé, politicien décrié, figure de proue de la Négritude et fervent défenseur de la francophonie, il incarne à lui seul les paradoxes de l'Afrique postcoloniale
Léopold Sédar Senghor, ce nom vous est sans doute familier, mais quoi de plus normal ? Père de la nation sénégalaise, poète de renommée internationale, académicien, père fondateur de la francophonie (entre autres), un des chantres du mouvement de la négritude, pour ne citer que ces casquettes, car notre homme en a arboré une multitude. Si d’aucuns le voient comme une figure archétypale de l’intelligentsia africaine, d’autres, en revanche, jettent sur lui un regard accusateur, le considérant comme le suppôt des potentats néocolonialistes. Cependant, une chose est sûre : ce personnage historique dont nous nous proposons de parler dans cet article fait sans doute partie de ces astres qui n’apparaissent que très rarement dans l’humaine constellation. Pourtant, rien ne prédestinait notre président-poète à une carrière aussi haute en couleur. Né à Joal, une petite bourgade à l’extrémité de la Petite-Côte sénégalaise, un 9 octobre 1906, son père, Basil Diogoye, est un commerçant d’obédience catholique, et sa mère, Gnilane Ndiémé Bakhoum, est la troisième épouse du père Senghor, avec laquelle il aura quatre filles et deux garçons. Son nom sérère, « Sédar », est une parfaite prémonition de ce que sera la vie du jeune Léopold plus tard. En effet, ce nom signifie dans cette langue vernaculaire : « Qu’on ne peut humilier ». Il faut dire que, toute sa vie durant, Senghor luttera à couteaux tirés contre le regard goguenard que posera sur lui l’Occident du fait de sa condition d’homme noir dans un milieu intellectuel qui, à cette époque, était bourré de préjugés facétieux ; sans oublier le procès d’aliénation que fomenteront ses pairs à son encontre.
Ce violent tiraillement, notre agrégé en grammaire le laissera transparaître dans toute son œuvre. Son célèbre poème « Ndéssé », dans Hosties noires, écrit dans des circonstances toutes autres certes, en dit long sur le maelström dans lequel il est tenaillé. Ainsi, il écrira ces vers d’une triste beauté : « Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mils. Dis-moi donc l’orgueil de mes pères. »
Vingt-trois ans après sa mort, alors que les admirateurs du premier président du Sénégal libre rasent paradoxalement les murs, que peut-on retenir de Léopold Sédar Senghor ? Est-il resté « Sédar » comme l’auraient voulu ses parents ? Pour répondre à cette question, il faudrait sans doute se délier de toute complaisance dictée par le devoir de révérence envers les idoles, ne pas tomber dans le piège de la démarche hagiographique, essayer de « tuer le père » tout en respectant son héritage, comme nous l’enseigne Tchicaya U Tam’si, interroger l’homme avec ses tares et ses imperfections sans filtre aucun tout en évitant, bien évidemment, de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Senghor et la « panamite »
Le mot « panamite » est un néologisme apparu pour la première fois sous la plume d’Ousmane Socé dans Mirages de Paris. Ce mot désigne l’attrait que certains étrangers peuvent éprouver envers la Ville Lumière, « Panam » étant un sobriquet de Paris. Force est de reconnaître que ce mot pourrait parfaitement qualifier le père du regretté Philippe Maguilien. En effet, tous ceux qui ont eu la chance de côtoyer Senghor à un moment donné de sa vie sont d’accord pour dire qu’il éprouvait pour la France, sa culture et sa langue, un amour inconditionnel. Le poète lui-même ne s’est jamais caché de sa francophilie et a, toute sa vie durant, chanté cette langue qu’il considère comme « une arme très puissante que l’on a ramassée dans les débris de la colonisation ». D’ailleurs, ses détracteurs n’hésitent pas à s’appuyer sur cet amour qu’ils jugent incestueux, du fait d’un passé colonial qui ne passe toujours pas, pour asséner leur salve de critiques. Bien que ces critiques soient pour la plupart très bancales et d’une bassesse à faire pâlir les Marianne, allant de sa vêture à sa phraséologie, s’attardant sur les quelques malheureux « r » qu’il se faisait un grand plaisir de rouler à foison, il faut cependant admettre que certaines de ces critiques mériteraient que l’on s’y attarde, l’objectif n’étant pas de s’arrêter au frontispice du chef-d’œuvre.
Parmi les détracteurs de Senghor, on peut citer des intellectuels noirs qui l’ont regardé en chiens de faïence du fait de ses prises de position jugées incommodes pour un Nègre. Ainsi, Marcien Towa écrira Senghor : Négritude ou Servitude en 1976, pointant du doigt la négritude de ce dernier qu’il juge séparatiste et pas assez virulente, à l’opposé de celle de Césaire. Il y a aussi, parmi tant d’autres, le prix Nobel de littérature Wole Soyinka qui ne pardonnera pas à Senghor son poème « Prière de la paix », dans lequel le poète sénégalais semble absoudre l’Europe de son inhumanité à une période où la plaie laissée par la colonisation reste béante. Ainsi, ces sinistres vers ont fini de confirmer, aux yeux des intellectuels africains hostiles à la pensée senghorienne, que ce dernier porte bel et bien « un masque blanc » : « Et je veux singulièrement prier pour la France. Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père. »
Il serait ainsi très pertinent de se demander quelle est la position de la jeunesse sénégalaise, et africaine de surcroît, face à ces accusations. La réponse à cette question est pourtant on ne peut plus évidente. Dans une Afrique en perpétuelle émulation panafricaniste, il vaudrait sans doute mieux se revendiquer d’une figure iconoclaste plutôt que d’un poète qui a voué son œuvre à chanter une utopique civilisation de l’universel. Ainsi, dans un pays comme le Sénégal, il n’est pas rare de voir, dans des joutes oratoires endiablées, toute l’œuvre de Senghor vouée aux gémonies par une ou deux citations de son éternel rival (je veux nommer Cheikh Anta Diop) fièrement brandies par de jeunes gens qui se veulent exégètes même si la plupart d’entre eux n’ont jamais vu la couverture de Nations nègres et culture. Le fait est qu’au Sénégal, c’est à la mode d’aimer Cheikh Anta Diop et de traiter Senghor de « Babtou ». D’ailleurs, cette rivalité que le sociologue et écrivain sénégalais Elgas se plaît à appeler, dans une magnifique formulation, « détestation cordiale » (même si je ne suis pas tout à fait d’accord) est un bon prétexte pour attaquer notre prochain chapitre.
Senghor et Cheikh Anta Diop : Esaü et Jacob
Comparer Senghor et Cheikh Anta Diop aux deux frères du récit biblique, Esaü et Jacob, peut pour le moins paraître un peu loufoque. Mais il suffit de bien observer le cheminement de ces deux intellectuels africains, sénégalais, pour savoir que la comparaison n’est pas mal trouvée.
Dans un article publié sur Seneplus, Boubacar Boris Diop avait bien raison d'affirmer ceci : « Que deux personnalités d’une telle envergure et si radicalement différentes aient émergé au sein d’une même nation en dit beaucoup sur l’ambiguïté de celle-ci. C’est également un problème, et il faut oser l’affronter. »
Mais quel pourrait bien être l’objet du différend qui oppose ces deux intellectuels ? Pour résoudre cette équation, il faudrait remonter à 1951, date à laquelle Cheikh Anta Diop, âgé alors de 27 ans, préparait une brillante thèse à la Sorbonne. Son titre : « De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui ». Cette thèse fut malheureusement refusée par la Sorbonne. Mais Diop, très tenace, décida de publier ses travaux sous forme de livre en 1954. Ainsi parut Nations nègres et culture, édité par Présence africaine, et de ce livre, Aimé Césaire affirma que c’était « le livre le plus audacieux qu’un Nègre n’ait jamais écrit ». Contre toute attente, la Sorbonne accepta enfin que le jeune étudiant rebelle soutienne sa thèse le 9 janvier 1960. Le jury attribua la mention honorable aux travaux de Diop. En clair, il ne pourra pas enseigner à l’université. Ainsi, ce qui devait être une consécration s’est avéré être une honteuse sanction. Cependant, celui qui fut surnommé le pharaon noir n’a pas totalement perdu la bataille, car cette thèse, qui a fait écho partout au Quartier Latin, lui vaudra une admiration sans borne de la part de la communauté estudiantine afro-diasporique de l’époque, qui voyait dans ses travaux un moyen de se libérer des entraves civilisationnelles.
Senghor et Diop n’ont peut-être de commun que la nationalité sénégalaise et le taux de mélanine. Les deux hommes ont une pensée sur l’Afrique foncièrement distincte. Si Senghor est favorable à une hybridation culturelle et parle de rendez-vous du donner et du recevoir, Cheikh Anta Diop, lui, prône une renaissance africaine en mettant en avant l’héritage négroïde de l’Égypte antique. Quand Senghor laissa tomber cette phrase qui devint le fer de lance de ses détracteurs : « L’émotion est nègre, la raison hellène », la réponse de Diop ne se fit pas attendre. Sans surprise, il accusa le poète de félonie, opposant un niet catégorique à cette dichotomie qui voudrait qu’il y ait « une prétendue dualité du Nègre sensible et émotif, créateur d’art, et du Blanc fait surtout de rationalité ».
Leur rivalité, cependant, n’est pas qu’intellectuelle. Elle est surtout politique, voire syntaxique, aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Senghor lui-même qualifiera cette dualité d’« opposition crypto-personnelle » (d’où ma réticence concernant cette notion de détestation cordiale dont parlait Elgas). Au retour de Cheikh Anta au Sénégal, les portes de l’Université de Dakar, qui portera plus tard son nom (ironie du sort), lui seront fermées par Senghor. Il sera ainsi confiné à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN) en tant que chercheur. Mais loin d’être oisif, le disciple de Frédéric Joliot-Curie se lancera dans la politique. Là aussi, il se heurtera à un Senghor qui semble décidé à lui barrer la route. Il verra son parti, le Front national sénégalais (FNS), dissout par Senghor ; très entêté, il en créera un autre, le Rassemblement national démocratique (RND), qui, cette fois-ci, ne recevra pas d’agrément, étant « sans aucune identification aux courants politiques autorisés », selon le père de la nation. Et comme si cela ne suffisait pas, son journal Siggi fut suspendu pour un malheureux « g », car le brillant grammairien considérait que Siggi, qui est un mot wolof, ne s’écrit qu’avec un seul « g ».
On pourrait croire que cet antagonisme serait de l’histoire ancienne après que les deux jumeaux siamois aient passé l’arme à gauche. Mais une sorte de rivalité atavique naîtra derrière eux par disciples interposés. L’exemple de Boubacar Boris Diop et de Souleymane Bachir Diagne est le plus patent. Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne a hérité de l’universalisme senghorien, tandis que l’auteur de Murambi, qui se revendique disciple de Cheikh Anta Diop, est plus du côté de l’afro-renaissance et revendique un retour progressif aux langues africaines. Comment oublier ce brûlot fait d’une politesse sarcastique intitulé « Bachir Diagne tu permets ? » que Boris taillera sur mesure en réponse à l’article de Bachir Diagne « In the Den of the Alchemist », qui pourrait être traduit par « Dans l’antre de l’alchimiste », publié dans la revue Chimurenga de Cape Town. Cette boutade de Boubacar Boris Diop laissera dans la mémoire des Sénégalais une sensation de déjà-vu. Il semblerait en effet que la rivalité entre Senghor et Cheikh Anta ait repris de plus belle et se transmettra désormais de génération en génération.
Le brillant homme de lettres, l’exécrable homme politique
S’il y a vraiment une chose que les détracteurs de Léopold Sédar Senghor lui accordent sans conteste et à l’unanimité, c’est son génie littéraire. Le natif de Joal avait littéralement habité la langue française. Rappelons-nous que l’homme avait la prétention d’aller en France « pour apprendre aux Français le français ». Apprendre aux Français le français, Senghor l’a bel et bien fait, mais pas que. Il fera partie de ceux qui auront la lourde tâche de perpétuer l’héritage du Cardinal Richelieu en intégrant l’Académie française en mars 1984, lui, le nègre aux puissants gènes sérères. Là aussi, ses détracteurs y verront une belle occasion de crier au loup. Il faudrait cependant avoir l’honnêteté d’admettre que cette nomination n’est en aucun cas usurpée. Le frère d’arme d’Aimé Césaire savait titiller les muses. Qui de mieux pour reconnaître un génie qu’un autre génie ? C’est ce que fera Jean-Paul Sartre en adoubant Senghor dans Orphée noir, la préface de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache. Ce serait d’ailleurs une très grande lapalissade de dire que Senghor est un brillant homme de lettres. Cependant, s’il m’était permis de laisser s’exprimer ma subjectivité sur la question, moi qui ai déclamé Femme noire, lu Hosties noires et pleuré devant « Élégié pour Philippe Maguilien Senghor », je crierais jusqu'à ce que mes lecteurs voient ces lettres se mouvoir, cette phrase d’Alexandre Dumas après sa lecture des Misérables de Victor Hugo : « Béni soit le Dieu qui fait souffrir, puisqu’il permet à la douleur de jeter de pareils cris ».
Quant à la carrière politique de Senghor, de ce point de vue-là, il semblerait que les reines d’un pays ne soient pas aussi légères que la plume de l’écrivain. S’il fut un brillant poète qui a fait rêver des générations de Sénégalais, Senghor n’en demeure pas moins l’un des présidents les plus critiqués dudit pays. Il est vrai qu’en tant que président, il a eu à prendre des décisions aussi impopulaires et fourbes les unes que les autres. En effet, il semblerait que Senghor ait eu un sérieux problème avec l’opposition, aussi démocratique fût-elle. Nous avons déjà parlé de son différend avec Cheikh Anta Diop, qui semble être une liquidation politique pure et simple. Mais c’est le soupçon de liquidation, physique cette fois-ci, du jeune normalien sénégalais Omar Blondin Diop à l’historique île de Gorée, qui constituera une tache indélébile dans son œuvre. Omar Blondin Diop était un jeune intellectuel sénégalais qui, comme Senghor, a fait ses études à Paris. Décrit par son entourage comme un révolutionnaire passionné, Blondin poussa Senghor jusqu'à ses derniers retranchements pour faire entendre sa voix panafricaniste. Il est utile de rappeler que le premier normalien sénégalais de l’histoire est le père du mouvement des jeunes marxistes-léninistes du Sénégal et cofondateur avec Daniel Cohn-Bendit du mouvement du 22 Mars, qui sera à l’origine des événements de Mai 68. Après son incarcération à l’île de Gorée suite à une de ses nombreuses protestations (une histoire qui mérite un article entier), Blondin fut déclaré mort par suicide le 11 Mai 1973 par le ministre de l’intérieur Jean Colin ancien administrateur colonial devenu membre du gouvernement après les indépendances. La mort tragique d’Omar Blondin Diop a ainsi suscité de vives interrogations. Nombreux sont ceux qui pensent jusqu'à présent, qu’il s’agit là d’un meurtre perpétré par le gouvernement de Senghor. On ne saura peut-être jamais la vraie histoire derrière cette mort prématurée.
Mais aujourd’hui, bon nombre de Sénégalais vouent un véritable culte à ce jeune révolutionnaire intellectuel, photogénique, cigarette entre les doigts, qui rappelle à s’y méprendre un autre jeune révolutionnaire argento-cubain du nom d’Ernesto Guevara (Le Che). Cette histoire d’Omar Blondin Diop vient s’ajouter à d’autres, comme l’incarcération de Mamadou Dia, et entache l’image du père de la nation sénégalaise, qui est devenu, bien malgré lui, un bourreau désigné.
S’il y a un enseignement que l’on peut tirer de la vie de Léopold Sédar Senghor, c’est que les génies n’en demeurent pas moins des hommes. L’« Homo sum » de Térence est parfaitement applicable à eux. Il ne faut surtout pas oublier qu’il fut un père à qui la vie a arraché son bien- aimé fils dans un tragique accident de voiture, un soldat capturé par l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale. Et malgré ces innombrables coups que la vie lui a assénés, il a trouvé le courage de tremper sa plume et de faire rêver des générations entières de lecteurs.
Il n’est certes pas interdit de critiquer Senghor ; lui-même encouragerait sans doute cette démarche. Mais c’est là une démarche totalement galvaudée que de vouloir cloisonner toute son œuvre dans ces cas isolés. Que ferons-nous du combat porté par le mouvement de la négritude ? Que dire de la culture africaine qu’il a eu à promouvoir partout dans le monde ? De ce rire Banania qu’il s’est juré de déchirer partout dans les murs de France ? Voilà autant de questions qui méritent à elles seules une ode à cet astre qu’est Senghor.