LES NOIRS PIRES QUE LES BLANCS
A'salfo de Magic System à propos du racisme
Le groupe ivoirien Magic System est à Dakar dans la cadre d'un concert pour la planète. Et c'est en marge de leur face-à-face avec les journalistes qu'au nom du groupe, le lead vocal A'Salfo a bien voulu se prêter aux questions d'EnQuête. Dans cet entretien, il parle de leur engagement pour la sauvegarde de l'environnement, du terrorisme ainsi que de la montée du Front national en France où résident les membres du groupe.
Vous êtes à Dakar dans le cadre d'un concert pour le climat. Quels messages avez-vous pour les dirigeants ?
Avant les dirigeants, nous avons d'abord des messages pour les populations. Nous avons des messages de sensibilisation pour une prise de conscience sur le réchauffement climatique et des conséquences que nous pouvons subir. Donc, en tant qu'artistes, il était important que nous venions lancer ces messages dans un contexte particulier. On va amuser les gens en délivrant en même temps un message d'espoir parce qu'aussi, si nous nous mobilisons, nous pouvons éviter certaines choses à notre planète et léguer à nos enfants ce que nos grands-parents nous ont légués.
L'Afrique pollue le moins mais subit le plus dans cette histoire de réchauffement climatique. Selon vous, quelle doit être la posture des États africains présents à la Cop 21 ?
Je crois qu'on doit d'abord se féliciter que l'Afrique soit présente à cette Cop 21. Parce qu'à la Cop 20 il n'y avait pas eu d'Africains associés. Tout le monde a vu que les négociations avaient échoué. Si l'Africain a été associé cette fois, c'est parce que les gens ont bien pris conscience que l'Africain a son mot à dire dans cette affaire. D'ailleurs, c'est ce qui nous amène aujourd'hui, nous artistes africains, à nous engager. L'Afrique a son mot à dire et je crois que l'Afrique a dit son mot à Paris. Nous attendons de voir les conclusions des différents rapports. C'est l'industrialisation qui est à la base de ces réchauffements climatiques. Nous sommes les pays les moins industrialisés mais nous n'allons pas subir quand même les conséquences de ce que les autres émettent comme gaz à effet de serre, carbonne, etc. Je crois et j'espère bien que nos dirigeants ont pu mettre sur la table et faire part des mécontentements de l'Afrique ; apporter des solutions et donner des idées aux Occidentaux pour changer leurs manières de voir. Lesquels sont en train de condamner tout le monde. Parce qu'aujourd'hui une personne sur dix est menacée par la montée des eaux. Donc, c'est 10% de la population. Si on n'y prend garde, on atteindra la barre des 50%.
Vous avez soutenu que "le réchauffement climatique est plus dangereux que le terrorisme", à quel moment exactement avez-vous pris conscience du danger que représente ce phénomène ?
C'est quand il y a eu la conférence sur le climat à Copenhague au Danemark et que les gens ne se sont pas mis d'accord. Moi personnellement, j'ai cherché et je me suis documenté pour savoir comment les dirigeants du monde peuvent se réunir et ne pas tomber d'accord. Je me suis dit que la problématique doit être sérieuse. J'ai cherché à savoir sur quoi portaient les divergences. Et j'ai vu que c'était sur un accord pour éviter le réchauffement climatique. Mais ce qui m'avait réellement marqué, c'est que l'Afrique n'était pas associée à ces discussions. C'est de là que j'ai commencé à prendre conscience de certaines choses. Nous, en Côte d'Ivoire, nous avons vécu des inondations qui ont fait des morts, tout comme au Burkina Faso, la canicule au Mali, au Sénégal, etc. Face à tout cela, je me suis dit qu'il y a un problème. Pourquoi l'Afrique est en train de subir alors qu'on ne nous associe pas. Nous, nous sommes des Africains. Notre voix porte et compte. On a la chance de vendre des millions de disques hors de notre continent. On profite donc de nos disques pour prévenir et avertir les gens. C'est là qu'on a fait "l'eau va manquer" qui a interpellé presque tout le monde sur l'importance d'associer l'Afrique à cela. Je crois que c'est une frustration qui nous a amenés à prendre conscience que nous devons nous engager. Même si on ne nous associe pas, c'est à nous de prendre notre destin en main.
Quels jalons avez-vous posé depuis, dans ce combat ?
Déjà nous, on s'est engagé de manière artistique. C'est-à-dire de passer le message, de pouvoir dire et emmener les gens à changer leurs manières de faire. Car, par exemple si on associe tous les publics de nos différents concerts, on peut dire que nous touchons beaucoup de gens dans la sensibilisation. C'est plus de 200 millions de personnes par an. C'est important. Chez nous aussi, on essaie de faire passer le message dans nos interviews, dans nos chansons, dans notre manière de vivre, dans notre manière de faire, etc. Dans notre environnement, on essaie de faire passer le message. On vient d'une bourgade où quand on parle d'insalubrité, je crois qu'il n'y a pas mieux ailleurs. On essaie de changer cela à travers la sensibilisation. Maintenant, on passe à l'heure des énergies renouvelables avec les panneaux solaires. On est à ce stade-là. On va essayer de lutter pour cela. On a du soleil, on va essayer de voir comment le mettre en valeur. Voilà un autre combat que nous allons mener. Mais jusque-là, on ne faisait que passer des messages. On n'était pas sur le terrain mais on apportait des messages et on essayait d'aider les gens à changer.
Vous organisez chaque année un festival chez vous en Côte D'Ivoire. Est-ce que vous intégrez ce genre de messages dans les manifestations ?
Pour le réchauffement climatique, l'environnement et tout, on ne l'a pas encore fait. Notre festival a chaque année un nouveau thème. L'année dernière, c'était "Paix et cohésion sociale en Afrique". Parce que tout le monde savait qu'il y avait des guerres partout et il y avait des élections en vue aussi. Alors, l'année prochaine, le thème choisi est "La jeunesse africaine face au développement du continent". Parce qu'on constate qu'à Lampedusa, il y a toujours des gens qui meurent en tentant de traverser la Méditerranée. Donc, chaque édition a son thème. Mais on n'exclut pas que l'environnement soit l'un de nos thèmes prochainement. C'est pour cela que je parlais tout à l'heure (ndlr avant-hier mardi au cours de la conférence de presse) d'un combat permanent à plusieurs étapes. Ainsi, le combat ne sera pas mené en une seule fois mais on le fera au fur et à mesure. Ne soyez pas surpris que dans les éditions qui viennent, vous entendiez parler d'environnement.
Vous habitez à Paris, comment avez-vous vécu les attentats du 13 novembre ?
Quand les évènements se passaient, moi j'étais en mission à Rabat. Je sortais d'une salle de spectacles quand on m'annonçait qu'il y avait une prise d'otages au Bataclan. J'ai tout de suite appelé mon manager pour savoir ce qui se passait. Mon manager était lui au stade de France pour suivre le match FranceAllemagne. Donc, lui aussi a vécu ces évènements et c'est lui qui m'a fait part de la teneur, de l'ampleur des choses. Tout de suite, en tant qu'être humain, on ne pense pas à la couleur de peau ou aux Français. Parce que je constate maintenant que l'Africain est en train de devenir plus raciste que le Blanc. Car aujourd'hui, on ne peut rien faire sans qu'on dise : pourquoi chez nous on ne le fait pas ou pourquoi c'est chez les Blancs qu'on le fait ? Oubliant qu'on est tous des humains. Je suis rentré le lendemain à Paris. Je ne me suis pas dit que je suis africain. Je me suis dit que je suis artiste et que j'ai déjà joué dans cette salle. Je m'imaginais sur scène en train de vivre cela. Moi, j'ai déjà vécu une scène où ils ont tué un de nos fans en plein concert. C'était devant nous. On était sur scène. Encore que lui, on l'a poignardé. Mais 80 personnes tuées parce qu'elles sont venues voir un concert, c'est du jamais vu. On n'a pas besoin d'être africain ou européen pour en ressentir la douleur. Et c'est ce qu'on a exprimé lors de la soirée de remise des prix de la Sacem et en ayant aussi une pensée pour ceux qui sont tombés à Bamako à l'hôtel Radisson. Comme par hasard aussi, c'est un hôtel que je connais très bien. D'ailleurs je devais être ce jour à cet hôtel Radisson de Bamako. Parce que j'étais invité par la Francophonie pour participer à une conférence. Et tous les invités étaient logés là. Il y a deux personnes de la délégation qui sont mortes. Donc, cela aurait pu être moi. J'ai une pensée pour Bamako, les victimes de Boko Haram, du Cameroun, du Tchad, etc. Je suis quand même ambassadeur de l'Unesco pour l'alphabétisation et la culture de la paix. Par conséquent, ce genre de choses ne peut pas se passer et me laisser indifférent. Il me fallait parler et mener le combat aussi. C'est pourquoi j'ai dit que la chanson va là où les kalach n'arrivent pas. La chanson va toucher les cœurs, va les attendrir, va adoucir les mœurs pendant que les kalachnikovs font pleurer, font déprimer, arrachent des vies. Ce qui veut dire qu'ils ne sont pas comparables. Nous nous avons nos voix, nos plumes, nos talents pour aller contre ces kalachnikovs-là.
Une montée du Front National lors des dernières régionales en France vous inspire quoi ?
C'est quelque chose que nous vivons dans l'impuissance. Vous savez que l'idéologie du Front National est différente et même opposée à la pensée que nous avons en tant qu'Africain. C'est une société qui aujourd'hui, à la suite des évènements, s'est apeurée et inquiétée. Ainsi, elle n'avait plus de repères ni de vision. Elle est en train d'être induite en erreur. Quand on prend le démon pour son protecteur c'est parce qu'on ne sait plus où on en est. Nous n'avons pas la voix électorale. Nous n'avons que de la voix pour chanter, pour dire des choses. C'est aux Français de voir quelle destinée ils veulent donner à cette France qui était un exemple pour tous les Occidentaux, la France de toutes les couleurs, symbole du métissage et du brassage. Cette France est en train de perdre ses valeurs.
Avez-vous un album en préparation ?
Nous, au lendemain de la sortie d'un album, nous préparons déjà le prochain. C'est vrai qu'en Afrique, on fait des albums pour s'amuser mais quand on devient un professionnel, il y a un intervalle de temps à respecter entre les albums. Et dans deux ans, c'est-à-dire en 2017, on fête les 20 ans de carrière de Magic System. Donc, il faut sortir l'album des 20 ans. Nous sommes déjà en studio et c'est quelque chose qui ne va pas tarder à sortir.
Sera-t-il totalement différent "d'africainement vôtre" ?
Ce ne sera pas aussi différent. Vous savez qu'aujourd'hui, nous sommes un pont culturel entre l'Europe et l'Afrique. On essaie de contenter deux publics qui ont deux écoutes différentes. Les Africains aiment nos histoires dans lesquelles on parle de la vie quotidienne. Les Français veulent quelque chose qui les fait danser. Il faut savoir allier les deux pour ne pas "frustrer". C'est un album qui va replonger les Africains dans le Magic System du "Premier gaou". On va essayer de retracer 20 ans de carrière.