ATELIER DE LA PENSÉE, QU'EN ONT-ILS PENSÉ ?
Christiane Taubira, Lilian Thuram, Mati Diop et Dorcy Rugamba nous livrent leurs impressions au sortir du rendez-vous de Dakar. Le prochain aura lieu en 2021
Clap de fin, Felwine Sarr, qui vient d'accepter un poste fixe d'enseignant à Duke University en Caroline du Nord pour août 2020, et Achille Mbembe ont donné rendez-vous en 2021 pour les prochains Ateliers de la pensée. En alternance se tiendra l'an prochain la deuxième « École doctorale » à Dakar. Et tandis que les actes de l'édition précédente viennent d'arriver en librairie (Politique des temps, Philippe Rey-Jimsaan), Felwine Sarr compte en consacrer deux à l'événement de cette année, si riche de communications structurantes. L'auteur d'Afrotopia, dont la traduction en anglais paraît en décembre, ne dit pas adieu à son pays natal, mais oui à une proposition d'une université américaine venue à point nommé dans son parcours pour « étendre le champ de sa recherche transdisciplinaire », et se mettre dans les pas, à Duke, du philosophe Valentin Mudimbe. Et l'Afrique, dans tout ça, s'inquiète-t-on autour de lui ? « La mobilité est le propre des chercheurs », répond-il, « et je n'abandonne pas les objets de ma recherche : les cerveaux qui fuient sont ceux qui ne réfléchissent plus, y compris sur place, je ne considère pas Souleymane Bachir Diagne comme un cerveau en fuite à New York ! » C'est aussi l'occasion pour le penseur-chef d'orchestre de prendre du recul et de se consacrer à sa création. De se reposer aussi… Après ces journées folles et plus médiatiques que de coutume : « Cette édition fut moins exclusivement universitaire, on a entendu une pluralité de discours, vu des profils différents, et avec des personnalités comme Christiane Taubira, Lilian Thuram, permis de connecter le continent et ses diasporas. » Nous avons demandé à ces derniers, mais aussi à la cinéaste Mati Diop et au dramaturge Dorcy Rugamba, leurs impressions sur leur participation aux Ateliers 2019.
Christiane Taubira : « On s'est aimés. Et c'est un très bel événement en soi. »
Invitée à intervenir à Dakar, l'ex-ministre de la Justice, qui vient de publier Nuit d'épine (Plon), a exceptionnellement bloqué quatre jours dans son agenda pour assister (et elle n'a pas quitté les débats) à l'intégralité de cette édition. Elle ne le regrette pas. Les Sénégalais non plus, qui l'ont acclamée. Impressions.
« J'ai passé quatre journées passionnantes, très disparates, hétéroclites parfois, mais avec cette ambition de tout embrasser à partir d'angles très différents. Nous y avons traversé toutes les formes émotionnelles, depuis l'attention soutenue à une communication un peu technique jusqu'à cette très forte émotion ressentie pour moi lors de l'atelier sur la folie. C'était une prise de parole sensible, attentionnée et, je crois, authentique, avec ce souci des intervenants de ne pas trahir, de rester seulement des vecteurs pour porter jusqu'à nous la parole, la détresse, le fatalisme, mais aussi la violence sociale et politique contre ces personnes complètement refoulées, assignées à l'invisibilité, dégagées de l'espace public. C'était particulièrement poignant, pour le sujet en soi, mais parce que traité avec grâce, même sur un sujet pareil, on peut le dire. Pour résumer toutes ces émotions, je dirais qu'on s'est aimés pendant quatre jours, touchés, parlé, ri, pleuré, on s'est pressé les doigts pour se donner du courage et c'est déjà un très bel événement en soi ! »
« J'ai songé aussi que le monde a plus que jamais besoin de la pensée d'Édouard Glissant, que j'ai cité et qui me paraît absolument indispensable, par exemple, celle du tremblement, de la fin des certitudes arrogantes, mais aussi de la fin de l'univocité, des atavismes à racine unique qui écrasent le monde, on voit bien les dégâts. La pensée du tremblement nous est indispensable, mais la pensée dynamique de Glissant, aussi, lorsqu'il dit qu'il nous reste une région du monde dans laquelle entrer ensemble. Le monde est fini, nous connaissons toutes ses contrées, mais ce monde exhibe encore les traces de la violence qui l'ont façonné. Or, il reste une région qui est une chance, un espoir, un interstice où nous pouvons apprendre à nous respecter, à croire à une humanité commune, Glissant parlait d'“humanités”, au pluriel, sans hiérarchie des cultures, toutes étant légitimes. Et toutes ces humanités-là vont entrer dans une nouvelle région du monde, qui est le monde tout bêtement, mais une nouvelle région dans le sens où nous allons l'habiter différemment. En faisant humanité commune non pas de manière homogène, rationnelle, mais avec ses aspérités, ses fragilités, ses doutes et ses opacités. C'est tout ça, l'humanité, et c'est sa beauté. Et s'il y a naïveté, je pense que la naïveté est la preuve de la maturité. Dans cette région du monde, je pense que l'Afrique occupe une place centrale, parce qu'elle porte le plus large potentiel de guérison, de joie, cette joie obstinée qui dit : je suis blessée de partout, mais, merde, je ris. »
Lilian Thuram : « Je sors des Ateliers comme quelqu'un de différent. »
Habitué à voyager en Afrique, Lilian Thuram n'y coupe pas : on le prend chaque fois pour un Sénégalais. Alors qu'il est natif comme chacun sait de Guadeloupe. Et se sent à Dakar comme un Français observant la vie dakaroise. Étonné qu'on y parle toujours le français, y compris aux Ateliers de la pensée. Après cette étape, l'ancien champion de foot repartira de par le monde pour sa Fondation contre le racisme. Mais il est aussi sur un nouveau projet de livre, dont on ne saura rien : « On travaille. »
« Ça fait déjà onze ans que j'ai créé cette Fondation et, tout au long de l'année, je me déplace en France et à l'étranger pour des colloques, des rencontres scolaires, universitaires, etc. Je connaissais les Ateliers de la pensée et je suis franchement très heureux d'avoir été invité. Dévulnérabilisation est un mot que je découvre, et si Achille Mbembe, que je connais depuis longtemps, et Felwine Sarr ont eu la gentillesse de m'inviter, c'est qu'ils pensent que le travail de la Fondation va dans ce sens-là : parler du racisme, du sexisme, de l'homophobie en demandant à la société de changer son regard pour que des personnes qui en sont victimes souffrent moins, soient moins vulnérables. À partir du moment où vous demandez à une société de penser différemment, il y a des chances que vous soyez rejetés, voyez le féminisme… Et c'est difficile pour chacun de nous de mettre en question ses habitudes, ses attitudes. Je comprends que des personnes soient très déstabilisées par ces questionnements, je regrette juste qu'elles ne veuillent pas en débattre.
Ici, à Dakar, j'ai connu des moments de très grande émotion et d'enrichissement, ce qui est très intéressant, c'est la sincérité des discours. Parfois, dans des colloques, il y a mise à distance avec ce que l'on dit, et là, pas du tout. Quand ce jeune garçon dans le public a dit que de se trouver là pour lui était le plus beau jour de sa vie, alors, j'aurais aimé que mes enfants soient là, qu'ils comprennent, qu'ils prennent au sérieux les personnes qui réfléchissent au sort du monde. J'ai été particulièrement marqué par l'intervention de madame Taubira, mais aussi par celle du chercheur camerounais Parfait Akana qui travaille avec les gens dits “fous”, racontant le cas de cette jeune fille qui s'est fait violer à 14 ans et lui a dit : “J'en ai fini avec ce monde d'hommes.” J'ai rencontré des personnalités qui m'ont enrichi, il y a des moments dans votre vie où vous vous dites : si je n'avais pas été là, j'aurais été différent. Oui, je sors de ces ateliers comme quelqu'un de différent. »
Mati Diop, cinéaste. « Je sens déjà à quel point les Ateliers me stimulent. »
Au moment même où se déroulait la nuit de la pensée à Dakar, la cinéaste apprenait que le festival de cinéma de Carthage en Tunisie décernait à son film Atlantique le Tanit d'argent et le prix de la meilleure musique. La promotion de son film, depuis le Grand Prix du jury de Cannes (elle est en pleine campagne pour les Oscars), prend tout son temps à Mati Diop. Sauf celui qu'elle a consacré aux Ateliers de la pensée.
« J'étais passée à la deuxième édition à Dakar et avais assisté aussi à Paris, à la Colonie, le lieu de Kader Attia, à une conversation entre Souleymane Bachir Diagne et Felwine Sarr, que je ne connaissais pas encore personnellement. Et j'avoue que je restais mitigée : c'était une initiative importante qu'un groupe reprenne en charge le champ de la réflexion sur les problématiques africaines. Mais les quelques fenêtres ouvertes sur cette entreprise m'avaient laissé une image de quelque chose d'un peu renfermé sur soi et assez peu accessible. Donc, j'étais partagée. Puis j'ai rencontré Felwine Sarr au moment de la sortie de mon film à Dakar, j'avais lu son livre, Afrotopia est pour moi un ouvrage essentiel que beaucoup attendaient sans le savoir, et je l'ai invité à débattre avec moi devant des étudiants à l'université Cheikh Anta-Diop. Depuis, on a beaucoup échangé et il m'a invitée à participer aux Ateliers. Je trouve une proximité entre ce que je fais dans le domaine du cinéma et ce que Felwine cherche à explorer dans le champ de la pensée. Ce sont des outils différents mais qui cherchent à réinventer des récits, déconstruire la manière dont l'Afrique est appréhendée depuis l'extérieur et l'intérieur aussi du continent.
Pour rien au monde je n'aurais raté ces Ateliers parce que j'avais l'intuition qu'ils représentent un tournant dans l'histoire de la pensée relative aux questions africaines, et je ne suis pas déçue. Des actions aussi fondamentales que de se réunir pour réfléchir, poser des questions (au moins) sont indispensables au bien-être d'une société, à la garantie de son hygiène intellectuelle, et c'est fou à quel point c'est rare ! Du haut de mes 37 ans, c'est la première fois que je participe à ce genre d'événement et j'ai le sentiment d'un rendez-vous historique. Je sens à quel point ça me stimule, ça va se réinjecter dans ma pensée et impacter mes pratiques, nos pratiques respectives, c'est évident. Je me sens privilégiée d'avoir pu en être. »
Dorcy Rugamba, dramaturge : « Un marché des idées »
Dramaturge rwandais, Dorcy Rugamba partage sa vie entre Bruxelles et Kigali. Membre du Comité des capitales africaines de la culture (Marrakech 2020, Kigali 2023), il travaille sur deux œuvres principales : une pièce sur le thème de la restitution des œuvres à l'Afrique et un opéra sur l'Histoire générale de l'Afrique, sur une musique de Wasis Diop.
« C'est un marché des idées, et j'appelle vraiment tous les gens à y venir, parce qu'il permet de prendre le pouls du continent : on n'habite pas tous dans les mêmes pays, nos réalités sont différentes, les gens du Sahel sont confrontés à une menace djihadiste que l'on ne trouve pas dans les Grands Lacs, où il y a d'autres menaces. Les Ateliers de la pensée donnent une vision globale de ce qui se passe en ce moment en Afrique. Autre avantage : des sujets ont été soulevés qui ne concernent pas uniquement l'Afrique, mais le monde, tels l'environnement, l'intelligence artificielle et même sur le chantier sur lequel j'ai travaillé, celui de la violence, en montrant justement que la violence, ce n'est pas typiquement africain. J'espère que ces Ateliers pourront devenir une fabrique de sens où se conçoit et se dessine le monde de demain. »
« L'enjeu me semble être, depuis ce continent, face à un monde qui peut fasciner mais aussi effrayer, d'essayer d'anticiper pour ne pas tout subir, et c'est une réponse à ceux qui demandent à quoi ça sert ; il est important que la société civile puisse se réunir pour pouvoir proposer et donner une grille de lecture à ceux qui sont aux affaires, de leur dire : voilà, il y a telle menace… Et c'est pourquoi je salue l'intervention d'Aline Ndenzako sur le Burundi, elle joue son rôle, celui de vigie : nous avons parlé beaucoup de vulnérabilité dans ces journées. Est-ce que nos sociétés peuvent sortir du cycle de la violence ? Nous ne pouvons pas nous réunir pour juste discourir sur le sujet tout en gardant des œillères sur la situation du moment. Aline, en éclairant une situation de violence qui prévaut au Burundi, nous a appelés à réunir nos forces, c'est d'ailleurs ce que je soulignais dans mon intervention de la nuit de la pensée, cette solidarité entre les Africains, qui s'est manifestée, au Rwanda. On n'a pas pu éviter le pire, mais on a vu ces penseurs et artistes sénégalais qui sont venus à la rescousse dans un pays lointain pour apporter ce qu'ils ont : leur plume, leur tambour. Aline Ndenzako en appelle à cette solidarité africaine, à la conscience du continent et, dans la continuité, a été lu ce communiqué des Ateliers de la pensée. Il a conclu la nuit en demandant que l'Union africaine se positionne sur la situation qui prévaut au Burundi, au lendemain d'un massacre qui a eu lieu dans un café. Bien sûr, il est très difficile d'évaluer à quel moment il faut intervenir : à combien on évalue la situation d'urgence, même quand il y a déjà morts d'hommes. Je trouve ce communiqué important et j'espère que l'appel pourra servir à empêcher ce pays d'entrer dans un nouveau cycle de violence. Cela nous concerne tous. »