MULTIPLE PHOTOSLE PARADOXE DANS LE FOOTBALL SENEGALAIS
Alors que les équipes nationales masculines de football du Sénégal ont remporté toutes les compétitions continentales dans lesquelles elles s’étaient engagées, les clubs locaux continuent de broyer du noir en Afrique.
Une vitrine très attrayante et une arrière-boutique complètement délabrée ! Tel est le paradoxal visage du football sénégalais sur la scène continentale. Alors que les équipes nationales masculines de football du Sénégal ont remporté toutes les compétitions continentales dans lesquelles elles s’étaient engagées, les clubs locaux continuent de broyer du noir en Afrique. Un paradoxe dont nous avons cherché à connaitre les raisons et les moyens d’y remédier.
Can, Chan, Can U20 et Can U17 ! Le Sénégal a remporté toutes les compétitions continentales des équipes nationales masculines auxquelles il a participé ces deux dernières années. Une performance unique dans les annales du football africain, surtout si l’on y ajoute la Can de beach soccer. Tout irait donc comme dans le meilleur des mondes ? Eh bien non, puisque dans le même temps, le football de club est d’une indigence indicible, incapable qu’il est, dans la même fourchette de temps, de passer ne serait-ce qu’un tour des épreuves africaines. Un paradoxe qu’il est urgent de réparer, puisque d’après Ameth Dieng, ancien Directeur de la haute compétition (Dhc) au ministère des Sports, « ce serait bien dommage si nos clubs qui constituent le socle de notre football ne bénéficient pas en retour de ces performances exceptionnelles et de cette conjonction de facteurs favorables ». D’autant que, ajoute Amsatou Fall, ancien entraineur national, ancien Directeur technique national (Dtn) et actuel Directeur exécutif de la Ligue sénégalaise de football professionnel (Lsfp), ces clubs sénégalais « pour la plupart, continuent de souffrir d’une crise de croissance issue d’un héritage très ancien de l’amateurisme et surtout d’une faiblesse criante des ressources financières ».
Cette absence de compétitivité économique impacte donc négativement sur la compétitivité sportive de ces clubs dont l’analyse de la situation ne peut se faire en dehors « du système social qui les englobe et du système associatif qui fonde leur légitimité », selon M. Fall. Une relation dialectique qui n’existait pas, d’après lui, il y a une vingtaine d’années. Lui qui était, en 2002 et 2003, entraineur de la Jeanne d’Arc de Dakar qu’il avait hissée en quarts de finale de la Ligue des champions (défaite contre le TP Mazembé, après avoir éliminé notamment Al Ahly d’Egypte et Hearts of Oaks du Ghana) se souvient que « les clubs n’avaient pas tous les droits télévisuels ou, en tout cas, pas autant qu’aujourd’hui et les subventions que leur État leur accordait n’étaient pas aussi substantielles qu’actuellement ».
Or, au Sénégal, on en est encore à cette situation du début des années 2000, pour ce qui est des clubs en tout cas. Puisque les différentes équipes nationales sont aujourd’hui éloignées de toutes ces considérations, car « elles peuvent bénéficier de l’appui conséquent de l’État », d’après Ameth Dieng, également enseignant-chercheur et chef du département Sciences et techniques des Activités physiques et sportives (Staps) de l’Université Gaston Berger (Ugb) de Saint-Louis. En plus de celles très conséquentes de la Confédération africaine de football (Caf) et de la Fédération internationale de football association (Fifa), là où dans le même temps, regrette un dirigeant de club sous le couvert de l’anonymat, « les clubs ne reçoivent que des miettes. Figurez-vous que les clubs de L1 n’ont eu droit qu’à 4 millions de FCfa et ceux de L2 qu’à 2 millions de FCfa, alors que le Sénégal a décroché un pactole de près de 16 milliards de FCfa entre son titre à la Can et son huitième de finale de la Coupe du monde… ».
Travail des académies
Une situation d’autant plus incompréhensible que les équipes nationales, surtout de jeunes, « bénéficient considérablement du travail de qualité des académies comme Génération Foot ou Diambars en plus des écoles de football qui prolifèrent à travers le pays », selon l’ancien Dhc, Ameth Dieng. Quant à l’équipe A, elle a tiré profit de la stabilité à ses commandes techniques ; et c’est tout le mérite de la Fsf qui, d’après l’enseignant-chercheur et chef du département Staps de l’Ugb, « a pris la bonne décision de maintenir en poste l’entraineur Aliou Cissé qu’elle aurait pu libérer après le quart de finale de la Can 2017 face au Cameroun voire même après la finale perdue en 2019 contre l’Algérie ». Ce qui rejoint, plus généralement, l’analyse d’Amsatou Fall qui soutient que « nos sélections ont à leur tête les meilleurs entraîneurs du Sénégal avec une expertise et une expérience avérées des tendances modernes du football de haut niveau ».
Le décalage entre les prestations et les résultats des équipes nationales et ceux des clubs locaux s’explique aussi, selon plusieurs observateurs du ballon rond sénégalais, par la différence de traitement et de conditions d’existence et de travail. Sous sa casquette de technicien, Amsatou Fall note que « les sélections se préparent à leur convenance, en mode … clubs et sans pression des factures d’hôtel au Centre Youssoupha Ndiaye de Guéréo ou au Centre Jules Bocandé de Toubab Dialaw ». Ameth Dieng renchérit que « certains de nos U20 et presque tous nos joueurs de l’équipe A évoluent dans de grands clubs en Europe et sont très compétitifs ».
Or, au plan local, regrette l’ancien Dtn, Amsatou Fall, « les meilleurs joueurs issus des grands clubs formateurs sont sélectionnés pour une durée des compétitions avec un maximum de 6 ou 7 matches, soit le quart des compétitions locales ». Ce qui n’est presque rien par rapport à l’instabilité chronique des effectifs de ces clubs. « Faute de moyens, ils sont dans l’obligation de vendre leurs meilleurs joueurs. Ils n’ont pas d’autre choix s’ils veulent exister », témoigne Ameth Dieng. Malheureusement, dans le même temps, se désole Amsatou Fall, « ils ne peuvent même pas remplacer correctement ceux qu’ils perdent avec des joueurs étrangers de niveau international », comme la Jeanne d’Arc avait réussi à le faire au début des années 2000 avec, entre autres, le Malien Aba Koné, le Burkinabé Narcisse Yaméogo, le Gambien Abdurahman Conateh ou le Guinéen Momo Wendel Soumah.
Cadre juridique
Aider financièrement les clubs, c’est une bonne chose. Mais Ameth Dieng, l’ancien Dhc, pense que l’idéal, c’est de « mettre en place un cadre juridique, législatif et réglementaire approprié au football professionnel et adapté à notre environnement sénégalais ». Ce qui, par exemple, inciterait les entreprises à investir dans le football local de clubs dans un partenariat gagnant-gagnant. Parce que, selon lui, aussi longtemps que les choses resteront en l’état, « il sera illusoire de voir des entreprises aider ou financer d’autres entreprises, puisque les clubs sont de véritables entreprises privées ». Ainsi seulement, espère Amsatou Fall, pourront être améliorées « les conditions de travail et de gestion des clubs : terrain, matériel, stages, supervision des adversaires que l’on ne découvre généralement que le jour du match ».
Tout cela renvoie à ce que Bounama Dièye, vice-président de la Fsf lorsque les « Lions » s’illustraient à la Can 2002 et au Mondial de la même année, appelle une nécessaire « mise en cohérence de tous les aspects (sportif, économique, juridique, institutionnel, humain) qui ont conduit au résultat exceptionnel de 5 Coupes d’Afrique » glanées en 2 ans. Autrement, le football sénégalais risque de rester longtemps encore à deux vitesses avec des équipes nationales qui trustent les titres et des clubs qui collectionnent les déroutes.
Les clubs, ces canards boiteux…
Lorsqu’en 2004 la Jeanne d’Arc de Dakar avait atteint les demi-finales de la Ligue africaine des champions, on s’était dit que c’était la fin de la traversée du désert des clubs sénégalais sur le continent. Surtout qu’en 1998 déjà, ce club cher au défunt président Oumar Seck avait disputé (et perdu) face au Club sportif sfaxien de Tunisie, la finale de la Coupe des vainqueurs de coupe, l’ancêtre de l’actuelle Coupe de la Caf. On avait cru, alors, que l’élimination des « Bleu et blanc » aux portes de la finale de la compétition majeure des clubs en Afrique face à d’autres Tunisiens (l’Etoile sportive du Sahel de Sousse : 2 – 1 à Dakar et 0 – 3 au retour) était plutôt … porteuse d’espoir pour la suite.
Or, il a fallu attendre la saison 2020 – 2021 pour voir un club, ou, mieux deux clubs sénégalais – une grande première historique – se hisser en phases de poules de la Ligue des champions (Teungueth Fc, pour une grande première, après avoir éliminé le Raja à Casablanca même) et de la Coupe de la Caf (Jaraaf). Pourtant, dans l’intervalle, en 1997, ces phases de poules avaient été élargies de 2 groupes de quatre avec demi-finales croisées entre les deux premières équipes de chaque poule à 4 groupes de 4, passant ainsi de 8 à 16 formations par poule. Sans même finir à l’une des deux premières places des groupes de leurs compétitions respectives qui les auraient qualifiés pour les quarts de finale, les Rufisquois et les « Vert et blanc » avaient rallumé une flamme qui vacillait dangereusement depuis près de 20 ans.
« Un petit tour… »
Mais, ce n’était apparemment qu’un feu de paille. Puisque, depuis, les clubs sénégalais sont retombés dans leurs travers et se sont remis à jouer leur navet préféré : « un petit tour, deux au mieux, en Afrique et puis s’en retourner aux joutes locales ». Car, la saison suivante, Teungueth Fc n’a pu confirmer son parcours précédent, se faisant éliminer d’entrée de la Ligue des champions par l’Asec Mimosas d’Abidjan (Côte d’Ivoire) alors que Diambars, 2e du championnat de L1, connaissait le même sort face à Enymba du Nigeria. Et cette saison, le Casa Sports, auteur du premier doublé (Coupe nationale – champion du Sénégal) depuis l’instauration du football professionnel au Sénégal en 2009, n’est pas allé plus loin que le tour préliminaire de la Ligue des champions, barré par la Js Kabylie d’Algérie (1 – 0 et 0 – 3). Pas un tour de franchi, comme lors de ses deux précédentes participations en 2008 et en 2012. Le Jaraaf, deuxième du dernier championnat qui devait disputer la Coupe de la Caf, n’avait pas été enregistré et a certainement fait l’économie d’une élimination précoce.
Et pendant ce temps-là, les différentes équipes nationales du Sénégal s’illustraient magistralement en Afrique. Les « Lions » A ont décroché leur premier sacre en janvier – février 2022 au Cameroun, les « Lions » locaux ont remporté le Chan en février 2023 en Algérie, les « Lionceaux » juniors ont enlevé leur Can en mars 2023 en Egypte et les cadets la leur ce mois de mai en Algérie. Même les « Lionnes » du football ont brillé sur la scène internationale, s’invitant même en quarts de finale de leur Can au Maroc, ne s’inclinant qu’aux tirs au but (1 – 4 après un nul 1 but partout), remportant même le match de pré-barrages à la Coupe du monde contre la Tunisie avant de s’écrouler face à Haïti (0 – 4) à Auckland en Nouvelle-Zélande lors du barrage intercontinental. Sans compter que les « Lions » du beach soccer avaient ajouté un quatrième succès de rang à leur impressionnant palmarès (7 trophées continentaux) en octobre 2022 au Mozambique.
Comme quoi, le football local de clubs est bel et bien le mouton noir, le canard boiteux de la famille du ballon rond national.
PAPE THIAW, ENTRAINEUR DE L’ÉQUIPE NATIONALE LOCALE
« Comment, malgré tout, nous avons réussi à remporter le Chan… »
Elle est passée de mode, la vérité d’un grand journaliste sportif fredonnée par un non moins talentueux musicien selon laquelle « pour qu’une équipe nationale soit performante, il faut que les clubs du pays soient compétitifs ». L’équipe nationale locale du Sénégal l’a d’ailleurs démontrée : elle qui est allée remporter le Championnat d’Afrique des Nations (Chan) en février dernier en Algérie avec rien que des joueurs dont les clubs n’arrivent même plus à passer deux tours des compétitions continentales. Un autre paradoxe dans le paradoxe général avec des équipes nationales qui flambent et des clubs qui flanchent…
L’entraineur à la base de ce coup fumant, Pape Thiaw, explique depuis l’Argentine où il suit le Mondial U20 pour le compte de la Fifa, que c’est parce que lui et son staff « avaient réussi à rassembler pendant un bon moment un noyau de joueurs qui ont disputé de bons matches internationaux amicaux contre des adversaires de qualité comme le Maroc ou l’Algérie, sur de bons stades et devant un public important ».
Selon l’ancien international de la génération 2002, « les garçons ont beaucoup appris de ces rencontres » rendues possibles par la Fsf qui, d’après Pape Thiaw, « a beaucoup investi dans les équipes nationales dont celle locale. Ce qui nous a permis d’avoir de longs regroupements au cours desquels nous avons mis quelque chose en place que nous avons testé lors de nos différentes sorties. D’où les résultats que pas grand monde attendait ».
Pour cause, les clubs qui ont fourni leurs éléments à cette équipe locale éprouvent d’énormes difficultés à l’international. Ce que Pape Thiaw dit comprendre parfaitement. « Ces clubs n’ont pas suffisamment de moyens et n’arrivent pas à conserver leurs joueurs ». Il se désole même que très souvent, « le champion en titre est obligé, la saison d’après, de vendre ses meilleurs éléments ou les meilleurs à leur poste. Dès lors, il est compliqué pour eux d’aller affronter les ténors du continent ». D’ailleurs, ironise-t-il, « nous vendons nos meilleurs joueurs à des clubs avec lesquels nous voulons rivaliser. Dans ces conditions, c’est illusoire de vouloir les dominer ». D’après lui, « il est presqu’impossible pour nos clubs de se mesurer avec ceux du Maroc, de la Tunisie ou de l’Afrique du Sud ». Même si l’équipe nationale locale, constituée de joueurs issus de ces clubs, s’est payé le luxe de rafler la mise lors du dernier Chan, en février en Algérie, pour sa troisième participation (après les deux premières en 2009 en Côte d’Ivoire et en 2011 au Soudan). C’est la glorieuse incertitude du sport qui fait le charme du football…
BABACAR NDIAYE, PRÉSIDENT DE TEUNGUETH FC
« C’est l’écosystème du foot local qui pose problème »
Avec le Jaraaf de Dakar (Coupe de la Caf), Teungueth Fc a été l’un des derniers clubs sénégalais à disputer la phase de poules d’une compétition continentale en 2020 – 2021. Pour sa première participation en Ligue des champions, le club rufisquois créé en 2010 avait réussi un parcours inespéré, éliminant même le Raja de Casablanca chez lui pour devenir le premier représentant sénégalais à ce stade de la prestigieuse compétition. Mais, la saison suivante, il a été sorti d’entrée par l’Asec Mimosas d’Abidjan (1 – 0 à l’aller comme au retour). Alors que les différentes équipes et sélections nationales trustent les trophées en Afrique, nous avons cherché à connaitre les clés des succès de Tfc et les raisons pour lesquelles les clubs sénégalais ont un si grand mal à suivre le rythme des « Lions » et autres « Lionceaux ». Et c’est Babacar Ndiaye, le président de Teungueth Fc qui livre les « secrets ».
« Président, comment expliquez-vous les bonnes performances de votre club, Tfc, en Ligue des champions, il y a deux saisons ?
Le secret, c’était un groupe qui avait mûri pendant deux ans. Et même si le championnat s’était arrêté très tôt pour cause de Covid-19, on avait continué à s’entrainer. En plus, on avait un soutien conséquent de tous nos sponsors et surtout de la Fédération sénégalaise de football avec le Comité exécutif qui avait décidé d’aider les clubs qui allaient en Afrique, c’est-à-dire Teungueth Fc et le Jaraaf. On avait ainsi reçu au minimum 35 millions de FCfa. Ce qui nous avait permis d’entrer très tôt en regroupement, au mois de juin et de pouvoir enchainer. Nous étions dans de bonnes conditions de travail, avec des missions d’exploration, des motivations pour les jeunes avec de grosses primes qui pouvaient aller jusqu’à 4 millions de FCfa par match. On dit souvent que si les clubs sénégalais n’arrivent pas à briller en Afrique, c’est parce qu’ils ne peuvent pas garder leurs meilleurs joueurs. Mais, tel n’est pas le cas…
N’est-ce tout de même pas un facteur limitant ?
Pas autant qu’on le dit trop souvent. L’année où l’on a été éliminé d’entrée par l’Asec d’Abidjan, on avait eu un seul départ, Pape Ousmane Sakho. Les gens nous reprochent de ne pas conserver nos joueurs ; mais si vous avez quelqu’un qui gagne 300.000 à 400.000 FCfa et qu’au Maroc ou en Tanzanie on lui propose 4 à 5 millions de FCfa par mois, comment faire face ? Il faudrait que le champion du Sénégal puisse avoir 100 à 150 millions de FCfa de récompense au lieu des 20 millions de FCfa actuels qu’on arrive difficilement à encaisser d’ailleurs ; et dire tout de même merci à la Fsf qui a pu solder jusqu’en 2019. Mais ceux qui se sont imposés depuis cette date attendent toujours d’entrer dans leurs fonds. Donc mettre 200 millions de FCfa pour en encaisser 20, c’est financièrement que le football local de clubs ne tient pas la route. Ce ne sont ni les présidents ni les clubs, mais plutôt l’écosystème du football local qui pose problème.
Ce n’est pas non plus la valeur des joueurs sénégalais qui est en cause ?
Nos joueurs sont tous bons. Par exemple, Ousmane Diouf finit le Chan, le lendemain il part en Afrique du Sud en vol privé pour pouvoir jouer en Ligue des champions avec son nouveau club soudanais d’Al Hilal. C’est pourtant le même qui jouait ici avec Teungueth contre le Stade de Mbour ou Diambars. Pareil pour Pape Ousmane Sakho qui a fait deux saisons pleines ici et qui brille avec Simba de Tanzanie. Idem pour Bouly Jr Sambou qui est actuellement à 19 buts avec le Wydad de Casablanca, alors qu’il n’en a jamais mis plus de 15 ici. Ni au Jamano de Fatick où il a fait 2 ans, ni à Teungueth ni au Jaraaf où il a passé à chaque fois 2 ans. Cela montre que l’environnement, les terrains, les physios, les kinés, c’est important. Quand on met les moyens, on a plus de chances de gagner. Et l’on demande aux présidents de club de ne pas vendre de joueurs. Comment voulez-vous qu’un club qui a 0 subvention, 0 sponsor, qui a une masse salariale de 10 à 14 millions de FCfa, dise non quand il reçoit une offre de 50 millions de francs sur un joueur ? Les présidents ne prennent pas l’argent pour le garder. Or les joueurs sénégalais ont tous envie de partir. Surtout qu’il y a la pression familiale. Je connais qui vont jusque dans les pays de l’Est pour même pas 1000 euros, soit 600 000 francs qu’ils peuvent pourtant gagner ici. Mais ils disent qu’ils veulent sortir du pays sinon ils ne seront jamais sélectionnés en équipe nationale, ou qu’il n’y aura pas ceci ou cela.
Que faire pour sortir nos clubs de ce cycle d’éliminations précoces en Afrique ?
Il faut appuyer le football local. C’est-à-dire donner 100 millions de FCfa par an sur les 5 prochaines années pour chaque club de L1 et 50 ou 75 millions sur la même période pour ceux de L2. Ce qui va tirer vers le haut. Il faut aussi mettre en place une Direction nationale de contrôle de gestion (Dncg) pour que les fonds alloués au foot aillent effectivement au foot. Il faut qu’il y ait cette relation de confiance ; parce qu’on dit que l’État ne s’y retrouve pas, or les présidents de club y vont de leurs poches ou font jouer leurs relations pour des sommes qui sont déjà taxées. C’est très difficile. Il n’y a aucun football professionnel, en France, en Angleterre, en Afrique du Sud, en Tanzanie ou ailleurs qui s’est développé sans appui de l’État. Il y a même en Afrique de l’Est, des pays dont le champion reçoit 300 millions de FCfa. Au Maroc, celui qui gagne a 600 millions de FCfa et les autres équipes, même en 4e division, touchent 100 millions de FCfa. Donc il y a dans ces pays un accompagnement qui se fait. J’espère qu’on tendra progressivement vers cela au Sénégal. On devrait construire à partir de la base vers le sommet, « from the bottom to the top ». Là, les A ont gagné, on a remporté le Chan, les Can U20 et U17. Félicitations à tout le monde ; en espérant que le tour des clubs va bientôt arriver avec un bon message aux bons interlocuteurs.
Mais on vous rétorque souvent que vous avez des entreprises privées…
C’est justement ce qu’il ne faut pas dire, que personne n’a forcé personne, etc. Or, on emploie plus de 120 personnes qui sont payées, ne serait-ce qu’à 200 000 FCfa par mois. Sinon, ces jeunes seraient au chômage. Or, ils prennent en charge leurs familles (…) Donc il faut relativiser et essayer de mieux structurer ce foot en mettant des abattements fiscaux pour les sociétés, comme cela se fait au Maroc. Ensuite, rendre nos stades attractifs pour que les parents puissent y venir avec leurs enfants, faire moins de violence et plus de publicité. Ça viendra, c’est un foot jeune ; mais il faut les bonnes personnes et les bons interlocuteurs au niveau étatique. À mon avis, si l’État a pu recevoir les lutteurs qui sont nos amis, il doit pouvoir en faire de même pour le football local. J’espère que le document sur le football local demandé par le Président Macky Sall lui a été transmis ».
Lamine Ndiaye raconte ses expériences africaines en clubs
Lamine Ndiaye est indubitablement le plus africain des coaches sénégalais de football. L’ancien milieu de terrain international et ancien entraineur national a distillé sa science du jeu, avec une réussite certaine, dans beaucoup de clubs du continent. Il revient sur ses expériences dans les différents championnats qu’il a fréquentés. La différence, selon lui, entre les clubs de ces pays et ceux du Sénégal, c’est qu’ici « on n’arrive pas à garder les meilleurs joueurs sur 2 ou 3 ans, le temps de construire quelque chose de solide ». Pour lui, il faut que des sociétés ou des mécènes acceptent d’accompagner les clubs. « En plus, il faut respecter les joueurs et les coaches, parce que le football c’est leur gagne-pain.
Coton Sports de Garoua (Cameroun)
C’est en 2000 que Lamine Ndiaye est arrivé aux commandes techniques de ce club créé en 1986 par le truchement du président actif qui est aujourd’hui Ministre de l’Agriculture du Cameroun. Il a eu la chance d’y trouver un Dg « amoureux du football et qui avait envie de faire connaitre son équipe et disposait de suffisamment d’argent ». Lamine Ndiaye lui a alors proposé d’acheter un terrain de 12 hectares pour y construire une académie et un cadre durable. Il a recruté de bons joueurs pour l’équipe séniors tout en misant sur des minimes et des cadets, à côté des juniors dont l’équipe existait déjà. Ce qui a fait dire à l’ancien joueur de la Seib de Diourbel qu’il a « déblayé le terrain pour les techniciens français » qui lui ont succédé et dont un est même devenu entraineur national des « Lions indomptables ».
Lamine Ndiaye est fier d’avoir été 6 fois champion du Cameroun et d’avoir remporté 2 coupes nationales, en plus d’avoir disputé une finale de Coupe de la Caf en 2004 face au Raja de Casablanca alors entrainé par le Français Henri Michel. Après quoi, il est revenu au Sénégal pour intégrer le staff des « Lions ». « Mais, deux ans plus tard, rappelle-t-il non sans fierté, lorsque le Coton Sports est allé en finale de la Ligue des champions, j’ai été invité en grande pompe. Parce qu’on m’y voue un grand respect ».
TP Mazembé (Rd Congo)
Contrairement à Coton Sports où il avait fallu tout bâtir, au TP Mazembé de Lubumbashi, Lamine Ndiaye a trouvé en 2010 une équipe bien en place « mais pas d’académie » qu’il a aidé à monter de toutes pièces, même s’il n’y a pas eu la même réussite qu’au Cameroun. « Là, on avait notre stade et tout le nécessaire pour bien travailler. En plus, nos joueurs étaient si bien payés qu’ils ne pensaient même pas à s’expatrier », selon l’ancien joueur de Mulhouse en France. C’est que, là aussi, Lamine Ndiaye a pu compter sur un président immensément riche, Moïse Katumbi, et qui n’hésitait pas à signer les chèques.
Ainsi, entre autres hauts faits, il a pu remporter la Ligue des champions en 2010 et hisser le TP Mazembé en finale de la Coupe du monde des clubs (« c’était la première équipe africaine à atteindre ce stade de la compétition », précise-t-il) face à l’Inter de Milan de Benitez qui venait de prendre le relai de Mourinho.
Léopards de Dolisi (Congo) et Al Hilal (Soudan)
Deux expériences à oublier pour Lamine Ndiaye. « À Dolisi, on m’avait vendu un projet, or ce que j’ai trouvé sur place ne m’a pas plu », soutient-il. À Al Hilal, malgré de belles prestations qui ont permis à l’équipe de grignoter considérablement son retard sur les formations de tête et « de très bons joueurs qui comprenaient ma philosophie et qui m’appréciaient beaucoup », il n’est pas resté longtemps. « Juste 6 mois. C’est parce que j’ai refusé de faire jouer quelqu’un qu’on voulait m’imposer que je suis parti », témoigne Lamine Ndiaye. « J’étais d’ailleurs le 22e entraineur du club en 2 ans et demi ; c’est dire l’instabilité qui y régnait », rigole-t-il. « Pourtant, à chaque fois que le poste est libre, les supporters du club pensent à moi », affirme Lamine Ndiaye.
Horoya Ac (Guinée)
Ici, il y avait « un grand projet avec notamment une académie qui a commencé à sortir de bons jeunes au bout de 2 ans », selon Lamine Ndiaye. Il a ainsi pu travailler, surtout que l’équipe avait les moyens de faire venir des joueurs d’autres nationalités que guinéenne, comme des Sénégalais, des Ghanéens, etc. Ce qui a permis au technicien d’être 3 fois champion de Guinée, de disputer une demi-finale de Coupe de la Caf et deux Ligues des champions. Comme anecdote, Lamine Ndiaye raconte que l’année où la Covid-19 battait son plein, le Horoya avait dû disputer sa demi-finale de Ligue des champions, au Maroc, face aux Egyptiens de Pymarids Fc malgré 7 joueurs affectés « alors que le règlement prévoyait qu’il ne pouvait y avoir match lorsqu’une équipe compte 5 cas ».
« Si j’ai dû partir, ce n’est pas parce que j’avais des problèmes avec le président du club (Antonio Souaré, Ndr), mais plutôt parce que son entourage n’était pas sain », révèle Lamine Ndiaye qui, depuis un mois et demi, est retourné en Rd Congo, au TP Mazembé…
LIGNES LIBRES
Des raisons d’espérer
La clameur est forcément parvenue jusqu’aux oreilles du premier supporter du sport national et du football en particulier et s’est invitée à la table du dernier Conseil des ministres. Cinq titres continentaux en moins de deux ans ! Même au plus fort de sa domination sur le football continental au niveau des Nations (avec 3 sacres consécutifs chez les A en 2006, 2008 et 2010), l’Egypte n’avait pas réussi un tel tir groupé. Les autres pays, inutile d’en parler… C’est dire la performance du Sénégal du foot des équipes nationales. Sauf que le revers de cette rutilante médaille en forme de pentagone, c’est un football local de clubs à mille lieues des standards continentaux.
C’est pourquoi il faut se féliciter des dispositions annoncées par « le Chef de l’État (qui) a réitéré ses directives pour l’accroissement de l’accompagnement de l’État au développement du football local dans toutes ses composantes », comme on peut le lire dans le communiqué du Conseil des ministres du mercredi 24 mai dernier. Le lancinant cri du cœur des clubs locaux, professionnels comme amateurs, semble désormais entendu. Eux qui n’ont jamais cessé de dénoncer le « traitement de faveur » fait aux « Lions » A, surtout, et ce football à deux vitesses, ont maintenant de bonnes raisons d’espérer. Le diagnostic du mal est connu de tous et il tient en une seule expression aussi simple à énoncer que difficile, apparemment, à concrétiser : le financement public.
En octobre dernier, lors d’un séminaire tenu à l’Institut Diambars de Saly, pour les 12 ans de l’instauration du football professionnel au Sénégal, un document avait été ficelé avec six piliers stratégiques pour asseoir durablement le football professionnel (la communication et le marketing, le capital humain, le développement organisationnel, le développement des clubs, les infrastructures et la compétition) et l’aider à sortir des terrains de la contreperformance. Il ne reste donc qu’à mettre en pratique les recommandations. Pourvu simplement que le dossier ne retombe pas dans l’oubli à mesure que la clameur qui a suivi les 5 titres continentaux s’estompera…