«IL FAUT REGRETTER CETTE SORDIDE BARBARIE FAITE DE CROYANCES ABSURDES D’UN AUTRE AGE»
ÉCLAIRAGE : PR IBRAHIMA SOW, DIRECTEUR DU LABORATOIRE DE L'IMAGINAIRE, CHERCHEUR À L'IFAN

Chercheur à l'Ifan, directeur du laboratoire de l'imaginaire, docteur d'état en philosophie, qui a étudié le sujet de fond en comble, le Pr Ibrahima Sow est d'avis qu'il "faut regretter cette sordide barbarie faite de croyances absurdes d'un autre âge".
Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs et nous dire les ouvrages que vous avez publiés sur le sujet ?
Je suis chercheur à l'Ifan, Directeur du Laboratoire de l'imaginaire, docteur d'État en philosophie, à partir d'une thèse qui porte sur : Divination, rôle du marabout-devin et représentations du destin (l'exemple du Sénégal). Si le sujet de votre dossier porte sur le maraboutage ou sur les pratiques magiques au Sénégal, je peux dire que la plupart de mes ouvrages traite de cette thématique centrale de l'imaginaire sénégalais La symbolique de l'imaginaire, Divination Marabout Destin, La divination par le sable), mais j'en parle plus particulièrement dans mon ouvrage intitulé : Le maraboutage au Sénégal. J'y étudie tous les domaines de l'existence des Sénégalais où cette pratique, qui est fondamentalement magique, y apparaît comme une banale réalité sociale, incontournable, dont on use et abuse au quotidien, en faisant fi de toute foi et de tout bon sens.
Navétanes, lutte, femmes au foyer ou dans l'espoir de trouver un mari, milieu professionnel, foot à une échelle internationale, politique, pour un examen, un voyage… comment cela se fait que le Sénégalais accorde autant d'importance au mysticisme, dans un pays que l'on dit à 95 % de musulmans ?
Dans mon ouvrage, après avoir traité des divers types de "marabouts", d'incantateurs, de guérisseurs, de tradipraticiens, d'exorcistes, de devins, de tradithérapeutes ou serigne tariyax, en m'intéressant aux lieux préférentiels et aux modes opérationnels de maraboutage, je n'y occulte, je vous le répète, aucun pan de l'existence des Sénégalais : amour, profession, politique, football, lutte…
En effet, tout le vécu des Sénégalais semble davantage dépendre des réalités de l'imaginaire, des projections de notre responsabilité personnelle que du mérite que l'on peut avoir soi-même. Qu'il s'agisse du succès d'une entreprise, de la réussite à un examen, d'un dénouement heureux d'une affaire difficile ou même d'un échec, serait-il imputable à notre incompétence, on est tenté, la plupart du temps, de penser qu'il y a autre chose qui l'explique, une réalité autre, irrationnelle, que la raison ne saurait comprendre. On vit dans la réalité du magique où ce n'est pas notre volonté qui transforme les choses, mais des forces et puissances invisibles que l'on peut solliciter, invoquer, convoquer, domestiquer, apprivoiser, qui oeuvrent pour nous, si l'on sait comment faire. Et qui sait et peut faire cela ?
Certains individus qui apparaissent comme des démiurges. Ces pratiques, il est cependant inexact et inapproprié de les qualifier de "mystiques", comme il est trop souvent question dans le vocabulaire commun, des journalistes en particulier, alors qu'elles sont davantage magiques que "mystiques". En les qualifiant de mystiques, on donne à la notion de mysticisme, qui est une notion spirituelle, un contenu plus ou moins adéquat, où il est question de forces et de puissances invisibles que la raison ne peut expliquer, car ces réalités seraient recouvertes d'un mystère impénétrable pour la plupart d'entre nous.
Il faut, sans hypocrisie, affirmer que les Sénégalais, dont les 95 %, comme vous dites sont musulmans, vivent davantage dans le syncrétisme où la part du strict respect des enseignements de l'islam le cède de très loin aux pratiques païennes, magiques et animistes, car le pragmatisme magique de l'Avoir semble plus opératoire et décisif dans cette société-là que, justement, le mysticisme de la foi, où même les prières sont quasiment confondues ou assimilées à des incantations et où les marabouts passent pour des "demi-dieux".
Si c'était vraiment efficace, pourquoi n'avons-nous jamais gagné une coupe d'Afrique ou une coupe du monde ?
Dans le cadre du Laboratoire de l'imaginaire, j'ai organisé à la maison de la Culture Douta Seck, le jeudi 11 mars 2010, avec le concours de mes amis, le Pr Dominique Zidouemba et le Dr Oumar Dioume, une table ronde sur "Le maraboutage dans le football au Sénégal". Votre question y était abordée et largement discutée. C'est une question qui a le malheur d'être strictement de bon sens, obéissant à une pertinence rationnelle, trop rationnelle même, qui, hélas, pour cela, n'ébranle nullement la logique de l'imaginaire qui a ses propres justifications et qui se fonde sur la croyance, sur l'imaginaire où les anecdotes passent pour des preuves et faits patents. Pour le chercheur, l'intérêt n'est pas de savoir si ça marche ou pas, mais comment toutes ces représentations influent sur les mentalités, fondent la réalité, informent le vécu et conditionnent les pratiques des individus. En considération de tout cela, force est de constater que les Sénégalais vivent dans un univers de représentations et de pratiques magico-religieuses, plus magiques que religieuses.
A la veille de la dernière élection présidentielle, on a beaucoup parlé de sacrifices humains, au point que cela a installé une psychose chez la population. Est-ce le fruit de l'imagination fertile de certains ? Sinon, peut-on s'attendre à ce que le spectre refasse surface aux prochaines joutes électorales ?
J'ai longuement étudié ce phénomène dans mon ouvrage et j'ai même animé dans une télévision de la place un débat sur ces pratiques sacrificielles, avec comme principal invité Mouhamadou Bamba Diop, président de l'Association nationale des albinos du Sénégal (Anas)). Il révèle que des Albinos ont été bel et bien victimes d'enlèvement et qu'il s'est installé une psychose chez les parents de ces derniers dont certains étaient cachés chez lui. Il en témoigne avec force détails. Beaucoup de représentations des plus sordides et criminelles ont cours qui font des albinos, des handicapés moteurs, des malades mentaux, des bébés, des enfants immatures… des choix préférentiels de sacrifices humains pour obtenir le pouvoir, la notoriété ou pour être riche.
Les gens pensent que ces individus seraient porteurs de pouvoirs surnaturels. Tout cela est orchestré par de prétendus marabouts sans foi ni loi. Il est donc certain que cette menace existe et qu'il faut s'attendre encore à ce que de telles pratiques refassent surface au moment des élections ou quand il y a des enjeux d'intérêt d'argent ou de pouvoir. Un jeune homme m'a raconté, il y a à peine deux jours, qu'en promenant son chien de pelage tout noir, sans aucun poil blanc, un individu conduisant une belle 4X4 l'a abordé en lui proposant une forte somme d'argent pour qu'il lui cède l'animal. Il lui aurait avoué qu'il avait seulement besoin de la peau de la bête. C'est dire que les pratiques magiques, qui sont tenues secrètes, sont très difficiles à juguler, car elles sont présentes partout, surtout là où on les attend le moins, parfois chez des gens que l'on considère bien sous tous les rapports : religion, instruction, richesse, naissance…
C'est ce qui justifie le fait que des personnes qui passent pour de grands intellectuels, donc des cartésiens purs et durs, consultent souvent des marabouts et fassent des kilomètres à l'intérieur du pays pour les rencontrer ?
Existe-t-il vraiment des "cartésiens purs" ? Descartes lui-même l'était-il ? Vous savez, la croyance et l'éducation informent profondément sur la mentalité des individus et l'instruction apparaît, la plupart du temps, comme un simple vernis, une belle "couche" d'un brillant enduit qui cache mal les tréfonds de l'âme de certains individus surtout s'ils sont dans des positions de fragilité, comme peuvent l'être, plus qu'on ne le croit, les tenants du pouvoir, de même que les riches, les arrivistes, de même que tous ceux qui sont dans des positions de manque, de faiblesse, de vulnérabilité et tous ceux qui aspirent à un meilleur être ou devenir…
Le psychologue clinicien, Serigne Mor Mbaye, en évoquant la grande fragilité de la santé mentale de la population sénégalaise, en exagérant un peu sans doute, nous a invités à un "ndëpp" national. Mais ma question est : qui serait le "ndëpkat" national ? Peut-être bien le plus fou d'entre nous. Car il faut avoir d'abord expérimenté le voyage de la folie pour pouvoir la guérir. J'ironise à peine, surtout si l'on sait qu'être intellectuel, ministre, professeur, magistrat, n'empêche pas, dans beaucoup de cas, d'être fragilisé, vulnérabilisé, conditionné et aliéné par le milieu familial, par l'environnement mental, par l'entourage et par l'imaginaire collectif.
Même si l'on ne croit pas au maraboutage, à son pouvoir de production d'un destin autre et à sa réalité effective de nuisance ou aux préjudices et dommages qui peuvent provenir de certaines pratiques mystiques, vos proches ne cesseront de vous dire et de vous répéter qu'il faut tout de même se protéger, car on ne perd rien à le faire. Un pari pascalien à la mode sénégalaise ! Au Sénégal, malgré les apparences, on vit dans une société très anxiogène voire pathogène, où les suspicions à l'égard des autres, des proches et collègues, partenaires et conjoints, voisins et amis, sont de règle quand les choses vont mal. Surtout quand ça va très mal : échecs répétés, maladie, être dans la poisse… Un fait récent dans l'arène alimente les commentaires. La tombe de la mère d'Eumeu Sène aurait été profanée à la veille de son combat contre Balla Gaye.
Qu'est-ce que vous en pensez ? Si c'est vrai, peut-on dire que le mysticisme dans l'arène a atteint son point culminant qui est l'obscurantisme ?
J'ai consacré beaucoup de pages à la sinistre pratique de maraboutage qui s'investit et s'opère dans les cimetières, qui s'alimente et s'informe dans la symbolique mortuaire, dans le cadavérique, où les objectifs visés sont toujours néfastes, funestes, car le but est de cadavériser le sujet marabouté ou du moins de le réduire à néant ou de le placer dans une situation proche de la mort, à l'état de mort. De telles pratiques qui consistent à se procurer des ossements humains, des linceuls, des objets de cadavre et même davantage encore, existent et deviennent plus coutumières avec la lutte, qui connaît d'énormes enjeux de popularité et d'argent.
Il est fort probable que ce l'on cache et tait est encore plus terrible que ce qui est manifesté, révélé et dit. Dans ce cas précis, concernant la profanation de la tombe de la mère du lutteur Eumeu Sène, je ne puis en dire quoi que ce soit, mais c'est dans l'ordre du possible, car des actes beaucoup plus graves que cela sont décriés dans notre pays et dans le milieu de la lutte, entre autres. Il faut regretter cette terrible régression mentale dans laquelle sombre insidieusement notre société, cette sordide barbarie faite de croyances absurdes d'un autre âge, ce que l'on ne combat pas énergiquement et suffisamment pour de multiples raisons.
Justement, que faut-il faire à votre avis pour éviter de tomber dans l'obscurantisme ?
Ce sera extrêmement difficile. Mais je pense qu'il faut éduquer et informer encore et encore, en s'efforçant de cultiver le bons sens et la raison critique, afin de changer les mentalités, afin d'inverser le principe de désir, ici magique, en principe de réalité. C'est dire, au fond, qu'il faut arriver à opérer chez nous une véritable révolution copernicienne qui minimise le magique au profit du rationnel, ce qui consiste à ce que les individus puissent assumer leur responsabilité individuelle plutôt que de la noyer dans diverses projections justificatives qui occultent le mérite (ou l'échec) personnel : mérite d'une mère vertueuse (liggèeyu ndey) ou d'un père honorable (barke baay), oeuvre de marabout (nianu seriñ), destin (ndogal), bonne étoile (ubbeeku), chance (wërsëk). Le processus de désaliénation des mentalités commence forcément par une saine éducation qui se fonde sur la capacité rationnelle de critique et sur le sens de la responsabilité.
Pouvez-vous nous raconter une ou deux anecdotes liées au sujet qui vous a (ou ont) particulièrement marqué ?
Si je passe toutes les tentatives d'arnaque comme, par exemples : faire de moi un ministre si je remets au marabout une certaine somme d'argent pour les offrandes, comme le djinn du marabout ventriloque qui parle, caché dans un coin de la chambre, comme le marabout qui, dans mon bureau, devant témoins, avait sorti de la manche de son boubou des liasses de billets de 10 000 F CFA, comme celui qui voulait me présenter son amante djinn, je retiendrai l'anecdote suivante, brièvement racontée. Lors d'un de mes séjours à Linguère, mon ami Waly Ndiaye, fils du marabout El hadji Socé Ndiaye de Doxoba, me confia qu'après le décès de son père un monsieur est venu le trouver pour lui demander de lui donner en mariage une de ses sœurs djinns. En effet, on raconte que son père avait une épouse djinn du nom de Maïmouna qui lui donna plusieurs enfants. Waly répondit au monsieur :
"Mon père ne m'a jamais parlé de ses enfants djinns, alors que j'étais à ses côtés à son dernier souffle à la Clinique Sokhna Fatma. Si tu veux te marier, je connais en revanche mes soeurs humaines, mais des soeurs djinns, je ne les connais pas". Le monsieur ne semblait pas bien convaincu. C'est dire combien l'imaginaire sénégalais est fertile en représentations qui ne semblent nullement accréditer que le bons sens soit la chose la mieux partagée au monde.