DES TERRITOIRES MATÉRIELS AUX TERRITOIRES EN SOI, RACONTER LA MIGRATION AFRICAINE ET SES ERRANCES
ECLUSIF SENEPLUS - Soleils invincibles est un livre sur des femmes et des hommes qui se redressent pour tendre vers leur propre humanité. Un premier roman réussi sur la conscience dont nous ne savons pas nous départir

La quatrième de couverture donne le ton et nous comprenons que Soleils Invincibles (C. A. Bamba Ndiaye, Présence Africaine) traite de l’émigration/immigration/remigration. Le lecteur peut être tenté de le déposer mais aucune accusation, précipitée ou a priori légitime, ne saurait résister à un livre qui se défend seul et bien. Limiter ce premier roman à l’éternelle question migratoire reviendrait à en réduire la riche densité symbolique.
Les espaces
(1) Entre Toumouranka et un Guétoula fantasmé, un déplacement à travers les limbes
De Toumouranka à Guétoula puis, dans le sens inverse, de Guétoula à Toumouranka à la nouvelle tentative de rejoindre Guétoula, le mouvement est perpétuel. L’auteur réussit à transcrire, dans ce déplacement et même dans la rancœur de Denis-Béni, le passage du voyage initial et privilégié de Dramane à sa migration contrainte. Nous convoquerons ici la distinction qu’en fait le sociologue Iain Chambers pour qui « voyager implique un mouvement entre des positions fixes, un lieu de départ, un lieu d’arrivée, la connaissance d’un itinéraire préétabli {…}. La migration, à l’inverse, implique un mouvement au cours duquel ni les points de départ ni ceux de chute sont immuables ou certains »[1].
La traversée est spatialement contenue dans un entre-deux, sorte de limbes où Dramane et ses compagnons d’infortune sont déjà partis, ne s’ancrent donc plus à aucun lieu mais ne sont pas encore pour autant des « migrants » parfaitement constitués.
Ce voyage dans un même continent comparable au territoire en soi, donne au texte des contours allégoriques d’errances intérieures. Les Candidats ont bien une destination, qu’ils savent vaguement comment/quand rejoindre, mais tournent presque tout le long du livre au sein d’un même espace. Le paradis au bout de ces limbes n’est qu’une vague projection. Il est même certain que ces limbes séparent deux enfers ; celui que les candidats cherchent à fuir et celui qui les attend.
(2) Entre les personnages
Les départs sont évidemment une fuite physique de la misère, de l’humiliation de ne pas posséder et donc du « ne pas être ». Mais ils sont également une tentative des Candidats à renouer avec quelque chose en eux – leur dignité ou un devenir-Humain. A ce titre, la question que Ngougui - Et si j’étais un homme ? - formulée à lui-même dans la lettre morte IV, pourrait résumer ce qui me semble l’esprit du livre.
Cette tentative désespérée se retrouve dans les destins qui s’effleurent par moments, se nouent à d’autres sans véritablement se départir de leur singularité ni de la part d’histoire personnelle qui les a jetés sur ce chemin. Aussi l’auteur aère-t-il bien entre eux, car si l’aventure est partagée elle se fait néanmoins seul.e. Dans ces limbes, les personnalités ne sont pas encore totalement fondues dans la terminologie bâtarde de « migrants ». Elles ont encore un prénom, une voix, une existence qui leur font « candidater » à l’humanité.
Le lecteur est, lui également, invité au mouvement dans le texte, facilité par le parti pris du mode indicatif. Il parvient à suivre pas à pas les narrateurs et aura même le luxe, à certains moments, de découvrir en même temps qu’eux leurs propres pensées.
Une galerie de miroirs
La singularité des personnages s’allie à un étrange jeu de miroirs. Un grand miroir brisé dont chaque personnage ramasse un fragment qu’il tend ensuite au lecteur. A côté d’eux, ce dernier peut y paraître parfois entier, balafré ou défiguré par la brisure.
Dans ce jeu, malgré la singularité évoquée, certaines réflexions apparaissent facilement interchangeables. De même, certains personnages - rares - émergent, traversent le récit, pour rapidement mourir dans la mémoire du lecteur qui ne se souviendra pas les avoir rencontrés (Joséphine Konda, Christophe Déchert qui semble s’inviter par simple souci du contradictoire, le rire vite dépassé de Lahsen qui ne laisse pas le temps de s’attacher). Ces bris sont alors trop minuscules pour que le lecteur s’y voie.
Suspensions
Bamba Ndiaye choisit chaque mot, le soupèse, n'hésite pas à suspendre la respiration du lecteur au milieu de phrases, le force au virage. Tout cela fait du texte une arène où chaque phrase lancée est un coup de poing.
Au reste, malgré la violence de certaines situations, le texte offre quelques scènes d’apaisement sublimes de poésie verbalisée ou muette à l’instar du dialogue avec Thérèse où toute la délicatesse du mur qui tombe tient au glissement du terme « mère » à celui plus tendre de « maman » (P.78-79). En inégale consolation d’un Lahsen qui fausse vite compagnie, le lecteur pourra se rabattre sur un Hamid aveugle dont le cœur voit mieux que ceux de tous les autres et sur la lucidité innocente du petit Kwame.
Enfin, le livre nous abandonne avec deux questions, entre autres secrets : où Dramane se sent-il le plus entièrement humain ? Que fuit-il au juste ? Tout bien considéré, le lecteur peut avoir le sentiment de ne pas l’avoir vu souffrir assez pour considérer son retour à Toumouranka, au-delà du seul retour, comme un échec. Dramane a connu les avanies de Guétoula, où sa qualité d’étant lui est niée. Pourtant, il tient à tout prix à retourner à Cissane, alors même que rien ni personne ne l’y attend. Pas même les mirages de ses compagnons. Est-ce parce que, impuissance pour impuissance, humiliation pour humiliation, tant que la croix et la honte que nous trainons sont « insues » des autres, l’illusion d’être un humain est sauve ?
Soleils invincibles est un livre sur des femmes et des hommes qui se redressent pour tendre vers leur propre humanité. Le style est clair, le verbe cadencé, la langue haute sans fioriture. Chaque personnage déroule son récit personnel qui, sans écraser ou désagréger, éclaire l’histoire commune plus grande. C’est un premier roman réussi sur la conscience - la bonne et la mauvaise - dont nous ne savons pas nous départir et qui, partout, nous poursuit car après tout, c’est le seul lieu que nous habitons avec certitude.
Soleils invincibles, Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye, Présence Africaine, 2025, 380 pages, 20€
Ndèye Aram Dimé est conseillère en affaires publiques et Plaidoyer.
[1] Iain Chambers, Migrancy, Culture, Identity, Routledge, 1994