CHRONIQUE D’UNE CRISE INFERNALE
Après une série d’années académiques tronquées, le système éducatif retrouve à nouveau ses vieux démons, un cycle interminable de grèves qui débouche sur la violence, souvent avec mort d’hommes - PAR L'ÉDITORIALISTE DE SENEPLUS, MOMAR SEYNI NIDAYE

Dans son ensemble, notre système éducatif traverse une crise suffisamment profonde pour qu’on doive sortir de l’émotion et entrer résolument dans la résilience. Il est à ce point affecté qu’on se demande quel antidote, il faudra lui administrer pour lui redonner une nouvelle santé. Pour la première depuis des décennies, le mal a atteint tout le corps.
En effet, il est rare que tous les ordres d’enseignement fussent concomitamment touchés par la grève qui le paralyse complètement. Le supérieur, le moyen secondaire, le primaire, les syndicats historiques et ceux des corps émergents, tout le monde est pour ainsi dire entré dans la danse.
Après une série d’années académiques bancales et tronquées, le système éducatif retrouve à nouveau ses vieux démons, un cycle interminable de grèves qui débouche sur la violence, souvent avec mort d’hommes. Hystérie collective, déchirements sociaux, sempiternelles enquêtes, tous les ingrédients d’une crise de valeurs qui dénantissent notre système éducatif, et ses acteurs de ce rôle essentiel de socialisation, de moyen d’ascension sociale et de levier de promotion économique, sont alors rassemblés.
Cette embardée incontrôlée installe la spirale dépressive et une situation de confusion récurrente. À son tour, elle altère dangereusement l’école sénégalaise dans sa complétude avec toutes les conséquences socioéconomiques qu’on peut imaginer.
Il n’y a rien d’excessif ou caricatural à ce descriptif. Seulement voilà, les journées de réflexion qui succèdent aux séminaires, produisent des rapports parfaits dans leur conception, des accords idéaux et des pactes subliminaux que personne, au bout du compte, ne respecte. Les déclarations de bonne intention se multiplient. Elles n’endiguent en rien les dysfonctionnements qui entravent la bonne marche et la crédibilité de nos enseignements et formations.
L’État, quel que soit le régime, commet les mêmes péchés : il tarde à réagir devant des revendications récurrentes et parfois désespérées des enseignants, tous ordres confondus. L’administration, ministères de tutelles et fonction publique, peinent à harmoniser ses procédures. Compartimentée, instable, victime de ses changements institutionnels constants, l’administration oublie ou feint d’oublier souvent ses engagements, changent les règles du jeu, diabolisent ses partenaires sociaux, faute d’arguments sérieux à leur opposer et surtout faute de réponses crédibles aux questions structurelles.
Agissant souvent sous la pression du temps, elle promet l’impossible pour calmer le front social, crée des commissions à n’en plus finir, sachant au bout du compte que, ses promesses resteront mirifiques et sans lendemain.
Discours incantatoire et d’autoglorification, sur la prétendue priorité accordée à l’éducation, confortable inaction durant les périodes de pré-crise, les gouvernements pratiquent la politique de l’autruche, avant de pousser des cris d’orfraie quand la tension est à son paroxysme. Et quand vient l’heure des négociations, le même cycle infernal reprend. Invariablement ! Désespéramment !
Les enseignants dans leur globalité, ne sont pas hors de cause dans ce cycle schizophrénique. Ils sont plus 90 000 sur les 150 000 fonctionnaires, un poids démographique démentiel et surréaliste, dont ils usent et abusent à satiété. Facteurs de stabilité ou d’instabilité sociale, ils sont partagés entre leurs missions basiques et leurs activités pratiques, productives et rémunératrices privées.
Ils ne laissent passer aucune faille dans le dispositif gouvernemental, pour déposer des préavis de grèves et déclencher les hostilités. Légitimés par l’inconséquence de l’administration, ils concentrent leur tir groupé sur le ministre, subjectivise les problèmes, pour tenter de prendre l’opinion à témoin. Non sans vaquer le plus clair du temps à dispenser des cours à domicile ou dans le privé où ils assument (surtout les professeurs du supérieur) des fonctions stratégiques régulières dans les conseils académiques et pédagogiques. La moindre ponction des salaires (normale pour des grévistes) soulève leur ire et corse les plates-formes.
Cette duplicité, quasi généralisée, touche tous les corps d’enseignants, du primaire au supérieur. Il arrive (surtout les professeurs du supérieur) qu’on les croise dans les universités privées de la sous-région (Togo, Bénin, Côte d’Ivoire, Mali, Mauritanie), en Afrique centrale (Gabon, Cameroun, Congo) et en Europe (France, Belgique). Classes délaissées, corrections précipitées, cours bâclés, regroupés en quelques heures, polycopies à l’appui, l’appât du gain est assurément plus aguichant que l’accomplissement de ce devoir sacerdotal, enseigner, ce fétichisme dont se gargarisent beaucoup d’entre eux. Hormis quelques-uns, viscéralement attachés à cette vocation, comme à un legs atavique.
Quid des sureffectifs, du manque et défaillance de matériel pédagogique, des blocs scientifiques éventrés et nids de cafards, des abris provisoires persistants ? Crise de vocation ? Crise de valeurs ?
Victimes inconscientes, les étudiants et élèves ne se ménagent aucun stratagème, pour tirer profit des dysfonctionnements du système administratif (retard de paiement des bourses, mauvaises conditions d’études, grèves persistantes des enseignants) et se donner des jours de vacances.
Les vacances de Noël, de Pâques, l’approche des examens sont particulièrement propices pour arrêter les cours. Faute de feedback de l’administration, la violence s’enclenche avec la lapidation et l’incinération des locaux, des bus, les agressions physiques, fruit des rivalités- attisées parfois par les enseignants-, entre les amicales entretenues par les partis politiques et les milieux religieux. Dès que les bourses sont payées, les activités reprennent, en attendant l’autre source de vacances, la prochaine grève des enseignants.
Quid du quantum et des crédits horaires, qui se situent entre 1000 et 1300 heures par an entre l’Europe et les pays asiatiques- fixés entre 800 et 900 heures par an-, et qui tardent à franchir, depuis plus d’une décennie, la barre des 500 heures ? Quelle crédibilité peut-on accorder à nos enseignements et nos institutions scolaires et universitaires ?
Cette description est le lot quotidien de notre système éducatif. Ce n’est un secret pour personne. Les autres acteurs de la communauté éducative, parents d’élèves et autres ONG, eux sont gagnés par le désespoir et ont fini par baisser les bras pour retomber dans l’atonie et la résignation. Ils recourent aux écoles privés, sources d’autres dysfonctionnements. Le recours aux ressorts sociologiques (cercles confessionnels et traditionnels) pour rapprocher les acteurs et les raisonner, constitue en soi un autre signe de désespoir. Faute d’autre alternative, cette forme d’alternative vaut bien son pesant d’or.
Comment se sortir de ce cycle infernal ? La réponse est d’ordre plus éthique qu’institutionnel ou pédagogique. Quand des enseignants monnayent leur ardeur, leur talent et leur temps ailleurs qu’aux institutions qu’ils ont choisi de servir. Quand, ils brûlent la loi, l’autodafé d’une œuvre littéraire. Quand l’État ne respecte plus sa parole et joue sur la division des enseignants qu’il instrumentalise. Quand les élèves et étudiants n’ont d’autre recours que la violence verbale et physique.
La déliquescence du système et de la société est l’effroyable menace qui nous guette. C’est comme si, faute d’autre alternative, on s’adonnait au plaisir du fiel pour prolonger cette crise structurelle en prétendant la résoudre.